Les 4 facteurs-clés du futur russe
La Russie post-guerre ne pourra pas être la Russie d’avant-guerre. Géographiquement, politiquement, économiquement, le paysage russe aura changé. Le peuple aura payé un prix certain, mais il sait accepter beaucoup. Le peuple russe du XXIème siècle se retrouvera-t-il dans les conditions du début du XXème ? L’économie et l’industrie porteront dans le temps les séquelles de ce conflit. Cela sera-t-il sans conséquence ? Une Russie d’avantage tournée vers la Chine, satisfera-t-elle les 70% de la population, vivant à moins de 2.000km de la frontière ukrainienne, donc proche de l’Europe ? Face à ses bouleversements, comment la boîte noire du pouvoir au Kremlin, finira-t-elle par réagir ? Vaste puzzle de questions…
Pourquoi en plein conflit se poser la question de l’après ? Fondamentalement pour 2 raisons : nul conflit quelle qu’en ait été la durée, n’a pas connu de fin. Il y aura donc forcément un après-guerre. Deuxièmement, les années de cet après-guerre seront obligatoirement plus nombreuses que les années de guerre, donc porteuses de plus de conséquences pour le temps long, cadre fondamental de l’analyse géopolitique.
La guerre entre le Japon et les Etats-Unis a duré moins de 4 années. Elle s’est terminée par l’emploi de deux bombes nucléaires. Terrible bilan humain et économique pour le Japon. Mais, dans le temps long de l’après-guerre, ce pays est devenu la 3ème économie mondiale, et l’allié privilégié des États-Unis dans la région Indo-Pacifique. Formidable retournement géopolitique…dans le temps long…
Le peuple russe, première victime de cette guerre
Les instituts anglo-saxons, britanniques et américains chiffrent à environ 600.000 morts et blessés le prix humain de ce conflit à ce jour. Les pertes russes en août et septembre, sur le front du Donbass et celui de Koursk en Russie, se situent à environ 1.000 par jour…. Terrible saignée pour un pays qui voit sa population diminuer chaque année depuis 1999… Aux drames des familles s’ajoute celui de la démographie déclinante de la Russie, alourdie d’un écart de 11 années entre les espérances de vie des hommes et des femmes. La population russe, en dehors des annexions ukrainiennes, est passée sous les 145 millions d’habitants, en s’accompagnant d’un écart record (mondial) entre les 54% de population féminine et 46% masculine. Terrible structure démographique pour le futur.
La population du couple franco-allemand et ses 150 millions de citoyens est donc désormais supérieure à la population russe… La géopolitique s’appuie sur l’addition de la géographie et de la démographie…Formidable retournement de l’Histoire quand l’URSS atteignait, en 1989, 286 millions de soviétiques…de l’empire russe…
Le drame des pertes humaines, morts et blessés est augmenté par l’exil de jeunes et de cadres, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, par crainte de l’enrôlement militaire forcé, et désaccord politique. Les départs vers les anciennes Républiques soviétiques (Arménie, Géorgie, Kazakhstan…) la Turquie et Dubaï. Une deuxième vague a eu lieu lors des conscriptions de 2023 et la crainte d’être envoyé sur le front ukrainien. Le total de ces départs selon des sources se situe entre 700 et 900.000 personnes.
A cela s’ajoute des difficultés économiques du quotidien, avec une inflation réelle à plus de 10%.
La population ne peut descendre dans la rue, étant donné le cadenas sécuritaire qui a été mis en place sur le pays. Toute opposition politique a été muselée, ou décapitée. Le peuple seul, ne pourra constituer un facteur-clé d’évolution, ou de révolution. En 1917, il a fallu l’addition de, la guerre, la pauvreté, l’alliance des révoltes paysannes et ouvrières, et l’existence d’une opposition politique, idéologiquement structurée, pour aboutir à une révolution populaire.
Pour l’instant, Le peuple russe n’a pas accès à la politique, il lui faut rester stoïque.
Mais le facteur économique peut venir accroître le ressentiment populaire.
La réalité de l’économie russe
Devant le taux de croissance de 3,1%, affiché pour 2023 par la Russie, il est nécessaire de réfléchir quelques instants. Ce chiffre est supérieur à celui des économies occidentales, et ce, malgré les mécanismes de sanctions mis en place par les pays occidentaux. On peut naturellement évoquer des procédures de contournements, mais cela semble insuffisant pour expliquer cet excellent taux de croissance.
Que s’est-il donc passé dans l’économie russe en 2023 ? Un changement profond, le pays a été mis en économie de guerre. Rappelons-nous de la décision du Kremlin de pratiquement doubler le budget de la défense. Ce seul apport budgétaire de plus de 40 milliards de dollars offre au PIB russe de 2.200 milliards un accroissement de 2,2% sans considérer son effet multiplicateur, à l’intérieur du secteur industriel de la défense.
Ce retraitement aboutit alors à une croissance de moins de 1% pour le reste de l’économie russe. La réalité prend alors un autre visage.
Ce chiffre de croissance inférieur à 1% est alors beaucoup plus conforme aux autres indicateurs de l’économie russe, à savoir, une inflation réelle supérieure à 10%. Afin de combattre cette inflation croissante la banque centrale russe a d’ailleurs suivi une politique de taux, très classique, en augmentant régulièrement et de façon importante son taux directeur :
- Septembre 2022 7,5%
- Septembre 2023 13%
- Septembre 2024 19%
La Banque Centrale conduit cette politique pour essayer de combattre la chute du Rouble :
- Septembre 2022 60 Roubles pour 1 euro
- Septembre 2024 100 Roubles pour 1 euro
Des taux bancaires de ce niveau privent ménages et entreprises de tout investissement…… L’appauvrissement des ménages russes est donc en marche, telle est la réalité. Cette situation ne peut créer qu’une augmentation d’un sentiment négatif (muet et secret) de la population vis-à-vis des conséquences du conflit en Ukraine, et des instances politiques qui ont fait ce choix. Mais ce ressenti négatif, même croissant, est largement insuffisant pour conduire à ce stade la population russe dans la rue.
Ces difficultés économiques ne peuvent pas, toutefois, être sans répercussion sur le haut de la pyramide économique russe.
Quelle vision pour les oligarques
Hormis de secteur militaro industriel, l’économie russe souffre du conflit, l’indice RTS de la bourse de Moscou a baissé de 50% par rapport à son plus haut niveau, 4 mois avant l’invasion de l’Ukraine. Si la capitalisation boursière des 50 plus grandes entreprises russes a été divisé par 2, le montant de leurs dettes est resté le même. Le taux de leur endettement s’est donc proportionnellement accru….
Le retrait des entreprises occidentales, et les trains de sanctions, ont conduit l’économie russe, et donc les entreprises à augmenter leurs échanges vers l’Asie. Or la Russie, pays de 145 millions d’habitants voient sa dépendance augmenter vis-à-vis de la Chine, pays de frontière commune, mais d’une population de 1,4 milliards d’habitants, doté d’une économie dirigée…. Le niveau de risque géo-économique est beaucoup plus élevé que de traiter avec la vingtaine de pays européens, avec moins de frontière commune et une économie ouverte….
Se profilent également la fin de la décennie et les suivantes, où les consommations de pétrole vont inévitablement connaître des ralentissements, puis des baisses. La Russie, contrairement à l’Arabie Saoudite, n’a aucun plan « Vision 2030 » pour compenser la chute des exportations de pétrole.
La détérioration économique, des changements de flux géo-économique et l’absence de plan stratégique d’État, pour le futur, ne peuvent que créer une muette et profonde confusion dans l’esprit des oligarques. Ils discernent un futur gris une « stagflation », une situation économique sans croissance, mais inflationniste par la dévaluation continue du Rouble….
Dépendants du pouvoir pour leur passé, souhaitent-ils toujours dépendre de ce même pouvoir, qui les prive de leurs yachts, leur demande d’investir en Russie, et ne prépare pas l’avenir.
A nouveau les oligarques, seuls, ne prendront pas d’initiative, mais le déclin de leur perspectives ne peut que les inciter à regarder autour d’eux….Donc vers d’autres cercles….
Les cercles idéologiques
La Russie, comme tout autre pays, est naturellement traversée par différents courants de philosophie politique. Ils sont seulement moins apparents.
S’il existe des groupes soutenant la vision d’une Russie Eurasiatique, donc satisfaits des orientations actuelles, d’autres cercles souhaitent une vision plus slave, et donc plus orientée vers l’autre extrémité de l’Empire Russe… L’ambivalence de l’Empire est inscrite dans sa géographie. De plus, que devient l’Empire ?
L’URSS, il y a 70 ans, regardait la Chine avec grande condescendances, faisant attendre de longs moments le Président Mao lors de sa première visite à Moscou. La Russie est en route vers un chemin inversé, où le président Russe pourrait, un jour, attendre d’être reçu par son allié stratégique…
L’URSS, il y a 75 ans, faisait naître la Corée du Nord, à la fin de la guerre américano-japonaise, et formait son armée pour attaquer, en 1950, la Corée du sud. Maintenant, la Russie apprécie de pouvoir recevoir des armes de la Corée du Nord pour compléter son effort de guerre contre l’Ukraine…
Plus loin, il y a 2 siècles, l’Empire Russe gagnait ses batailles contre l’Empire Perse, et retirait à ce dernier la moitié de sa province d’Azerbaïdjan….et son influence sur l’Arménie. Aujourd’hui la Russie a besoin de recevoir drones et missiles de la République islamique d’Iran…
La vision stratégique russe de ce dernier siècle a-t-elle été la bonne ?
Certains cercles philosophiques pourraient être tentés d’intervenir dans ce débat, mais naturellement pas seuls…
Il reste à aborder la situation des forces de sécurité.
Les Structures de force, dans une situation difficile
La défense anti-aérienne au-dessus du territoire russe n’est pas suffisamment efficace. Le pays subit des frappes sur ses installations énergétiques, les bases aériennes, et les villes, le long de la frontière ukrainienne, et même à Moscou.
L’invasion du territoire russe par l’armée ukrainienne n’a pas rencontré de réelles oppositions, ou contre-offensive, pour le moment.
L’armée russe subit d’énormes pertes en matériels et hommes sur le front ukrainien. Elle n’aura pas les moyens de rééquiper son armée dans les années à venir. Le réarmement de la Russie, voulue par Vladimir Poutine, au cours de la période 2000-2015, a été payé par la multiplication par 10 des revenus énergétiques russes. Les années futures sont inévitablement porteuses d’une contraction des recettes des exportations énergétiques.
La Russie a été le deuxième pays exportateur d’armes au monde, pendant des années. Sur la période 2019-2023, elle est passée en 3ème position. Cette place de second est irrattrapable. Son 1er client l’Inde se dirige vers l’Occident USA, France, Israël, et leurs technologies pour faire face à la Chine. La Russie allié stratégique de Pékin n’aura ni les nouveaux systèmes d’arme, ni la position politique, pour se permettre de poursuivre ses ventes militaires à l’Inde, rival structurel de la Chine.
La structure militaire est en proie à une remise en ordre dans le cadre du conflit avec l’Ukraine. A ce jour une dizaine de généraux et officiers supérieurs ont été démis de leur fonction, ou arrêtés pour corruption. Ce mouvement se poursuivra. Les vibrations (muettes et invisibles) doivent se ressentir dans l’ensemble de la structure militaire
Les structures de force auront à prendre en considération les problèmes de sécurité intérieure, liés au mouvement djihadiste, dans un pays de 15% de musulmans, ainsi que des vibrations indépendantistes de plusieurs territoires. L’opération militaire spéciale alimente ces inquiétantes perturbations, militarisation des minorités non slaves, envoyées sur le front ukrainien.
Les structures de force, Armée, services de sécurité, forces de police, ont à faire face à de nombreux défis, et elles n’y pas été vraiment préparées. Souhaiteront-elles poursuivre avec le même chef ?
Seules, elles ont à l’évidence, un très grand pouvoir. Mais il est souvent préférable, même dans ce cas d’avoir quelques alliés…
La société russe fait face à une rupture des 3 volets du pacte social invisible liant Vladimir Poutine au peuple Russe. Ce pacte associe intimement le besoin de retrouver un sentiment de grandeur, de connaître une amélioration du niveau de vie, tout en acceptant une limitation des libertés. Seul ce dernier volet demeure, les deux premiers sont fortement perturbés.
Aucun des 4 facteurs-clés de l’avenir de la Russie ne peut agir seul. Un éventuel mouvement ne pourra donc naître que de l’association, ou pour le moins de la convergence de plusieurs d’entre eux.
Le problème fondamental de la Russie n’est pas la guerre. Elle masque tout.
Le problème sera l’ampleur des conséquences de l’après-guerre.