Pétrole : les très grandes manœuvres russes
Article paru sur Latribune.fr le 13 février 2016
Qui aurait pu prédire, il y a trois ans que la Russie allait connaître une importante crise économique ? Crise d’origine interne, externe ? Quelle politique le Kremlin va-t-il pouvoir mettre en place pour combattre cette situation?
Qui aurait pu annoncer que Moscou après des taux de croissance de respectivement 4,3 et 3,4% en 2011 et 2012 allait connaître une récession de -4% en 2015 ? Personne.
Quelles en sont les causes ? Des déficiences structurelles dans l’économie russe ? Les sanctions américaines et européennes après le conflit ukrainien ? La baisse spectaculaire du prix du pétrole ?
Jetons d’abord un regard sur les résultats de croissance de ces dernières années. Le graphique ci-dessous met clairement en lumière que les difficultés ne sont pas conjoncturelles, liées à des éléments court terme. La pente descendante de l’économie russe s’est clairement amorcée dès le début de la décennie, en mettant naturellement entre parenthèse l’année de la crise mondiale de 2009.
La décélération amorcée en 2013 s’est produite alors que le prix du baril était encore au-dessus de 100 dollars et que la crise ukrainienne survenue en toute fin d’année n’avait pas impacté la situation économique de la totalité de l’année.
Les premiers frémissements contre le Rouble
Que s’est-il passé en 2013 ? Les premiers frémissements de baisse du Rouble, très stable par rapport à l’Euro depuis plusieurs années, autour de 40 Roubles pour un Euro, se sont produits à partir du mois de mai (zone coloré dans le graphique ci-dessous). Pour quelle raison ? Les premières déclarations du président russe, menaçant l’Ukraine de sanctions si une signature d’accord économique intervenait avec l’Union Européenne…. Les marchés, les investisseurs, nous le savons, ont horreur des déclarations politiques fortes, des menaces, car elles créent des zones de risques, et ces mêmes intervenants ont une aversion pour les risques, ou tout du moins ils le font payer par une prime… négative.
Cours Euro / Rouble
Le décrochage monétaire s’est réellement produit quand le seuil des 50 Roubles pour 1 Euro a été franchi, fin 2014.
L’impact considérable de la baisse du pétrole
Ce deuxième paramètre a en effet causé, non seulement une baisse des recettes de l’Etat Russe, mais a également conduit le Rouble à perdre … 43% de sa valeur vis-à-vis de l’Euro et 50% par rapport au dollar, depuis Octobre 2014, en ….16 mois.
Cette dévaluation monétaire s’est naturellement traduite par une montée de l’inflation à 15% pour l’année passée, et une obligatoire montée des taux de la banque centrale russe, à 11% actuellement, ce qui ajoute naturellement un frein à l’activité économique.
Comment sortir de cette crise ?
Comme dans n’importe quelle mise en place de politique de sortie de crise, il convient tout d’abord de faire un juste diagnostic sur les causes de la crise.
Certes, l’économie russe connaissait un réel ralentissement puisque le taux de croissance de 2013, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise ukrainienne n’était plus que de 1,3% alors que le cours du baril de pétrole était encore en moyenne à 110 dollars le baril…
En dehors des facteurs structurels de l’économie russe qui expliquent cette situation, rigidité, manque de diversification et d’innovation, difficulté de créer et de développer de nouvelles entreprises, la chute du prix du pétrole est le principal facteur de cette crise.
C’est pourquoi l’option d’un plan de relance mobilisant des réserves financières existantes n’a pas été retenue par le Kremlin.
Pas de réel plan interne de sortie de crise
On ne peut en effet considérer comme tel, les informations distillées le 25 janvier par l’agence Reuters :
« Le gouvernement russe a mis de côté 135 milliards de roubles (1,58 milliard d’euros), somme destinée à soutenir l’économie réelle dans le cadre d’un projet de plan anti-crise, ont déclaré deux hauts responsables. Selon une troisième source, Moscou pourrait également puiser dans une réserve de 340 milliards de roubles pour tenter de désamorcer toute grogne sociale »
Le montant certes impressionnant de 350 milliards de Roubles, traduit en monnaie européenne, ne représente plus que 4 milliards d’Euros pour un pays de…. 145 millions d’habitants…. Un peu moins de trente Euros par habitant … sur l’année… autant dire, une opération de communication, mais pas un plan de sauvetage.
Les possibles projets de privatisation de quelques entreprises ne sont pas non plus destinés à une sortie de crise, tout au plus à apporter quelques recettes supplémentaires au Budget, qui en a bien besoin.
Cela traduit clairement la vision du pourvoir : la cause principale n’est pas intérieure, mais extérieure, le prix du baril, il faut en conséquence un dispositif extérieur pour tenter de résoudre la crise.
L’objectif impératif : faire remonter les cours
A partir du moment où le diagnostic est clairement posé, à savoir que les causes sont principalement extérieures, et qu’aucun plan de relance ne pourra modifier sensiblement la situation économique, il ne reste plus rationnellement qu’une seule issue, attaquer le mal à la racine : tout entreprendre pour faire remonter les cours.
C’est donc cette stratégie que le Kremlin a décidé de mettre en œuvre. Deux questions alors se posent : quel est l’interlocuteur privilégié, et deuxièmement comment s’y prendre?
Le tableau ci-dessous dépeint la situation. Issu des statistiques de « l’Energy Information Administration » américain, il prend en compte le cumul de la production de pétrole brut et des distillats légers issus de la production de gaz.
Il met clairement en évidence que les deux intervenants principaux exportateurs de pétrole dans le marché mondial sont effectivement la Russie et L’Arabie Saoudite.
Qu’il soit permis de reconfirmer à cette occasion que, quels que soient les développements du pétrole de schiste aux Etats-Unis, et les textes réglementaires autorisant l’exportation de pétrole américain, ce pays est et restera un importateur net de produits pétroliers.
Les arbitrages nécessaires à une remontée des cours devront se faire en priorité entre les pays exportateurs leaders, la Russie et l’Arabie Saoudite.
Surtout, ne pas apparaître demandeur
Dans ce grand jeu mondial, les occasions d’échanges entre Russes et Saoudiens ne manquent pas, comme évoqué dans un précédent article: « La Russie, défiée par le prix du baril »
On peut naturellement mentionner les discussions autour du dossier syrien qui fournissent des opportunités d’élargir le débat, comme le disent joliment les diplomates, « à un échange de vues sur la situation mondiale… »
Mais il existe aussi un autre type de dispositif qui consiste à faire intervenir une autre partie prenante… en l’occurrence un pays ami… également mis à mal par cette situation de prix ….le Venezuela.
Il n’aura pas échappé aux observateurs que le ministre vénézuélien de l’Energie et de Minerais Eulogio del Pino vient d’entreprendre une tournée internationale dans plusieurs pays membres de l’OPEP, dont le Venezuela est un des membres fondateurs….
Il n’aura pas échappé également que ce voyage a d’abord débuté par une escale à Moscou, avant de se rendre au Qatar, en Iran, et finalement en Arabie Saoudite, créant ainsi une passerelle supplémentaire de négociation entre pays membres de l’OPEP et hors OPEP, la Russie…..
Il devenait extrêmement urgent d’agir, le baril de Brent étant descendu à… 27 dollars le 20 janvier…
L’importance de l’effet d’annonce
Enfin, toute mission importante se doit d’être judicieusement préparée par une campagne de communication… Le président du Venezuela, lui-même, Nicolas Maduro, s’est donc empressé d’informer les médias et le monde « qu’un accord était proche pour stabiliser les cours du pétrole »…
A défaut d’accord, il a créé au moins un effet d’annonce…
Dans l’actuelle volatilité boursière et financière, les intervenants du marché pétrolier, dont 90% des mouvements sont purement financiers et donc sans mouvement physique, ont pris pour argent comptant cette annonce, ce qui a permis au cours de rebondir de plus de… 25%… en une semaine…
Il convient d’ajouter que ces 25% ne représentent en réalité qu’une hausse de 7 dollars seulement par baril, le faible niveau des cours en valeur absolue créant arithmétiquement une envolée des pourcentages…
Suite à ces entretiens à Moscou, le ministre russe de l’énergie est même allé jusqu’à indiquer que le cartel pétrolier voulait convoquer une réunion en février non limitée à ses membres et que Moscou était prête à y participer. Il a précisé que l’Arabie saoudite avait évoqué dans le passé la possibilité d’une baisse générale de production de 5%…
Annonce, effet d’annonce… Les très grandes manœuvres ont donc commencé.
A toute manœuvre, contre-manœuvre, l’Arabie Saoudite a donc fini par indiqué qu’aucun accord n’est en vue…
Le président de « Saudi Aramco » a jugé irrationnelle la baisse de prix du baril sous les 30 dollars :
« Le marché est allé trop loin à la baisse, et il est inévitable qu’il se redresse. Si les prix demeurent bas, nous pourrons résister pendant une période prolongée. Évidemment, nous n’espérons pas un tel scenario », soulignant que l’Arabie saoudite ne réduirait pas ses exportations pétrolières ni ne donnerait le pas aux producteurs compétitifs.
Pour Moscou, il devient urgent de trouver une issue à cette très difficile situation, les très grandes manœuvres vont continuer.