Turquie-Europe : priorité au long terme et au dialogue
Article paru sur Latribune.fr le 13 novembre 2019
La Turquie a créé ces dernières années beaucoup de réactions émotionnelles en Europe par ses décisions institutionnelles et politiques. Or l’émotion n’est pas la meilleure conseillère, car elle s’inscrit dans le court terme. N’est-il pas primordial de prendre du recul pour considérer les facteurs de long terme dans la relation Turquie-Europe ? Cela permettra de se focaliser sur les éléments essentiels, et par le dialogue de prendre les décisions les plus appropriées et pérennes.
La montée d’un pouvoir présidentiel autoritaire depuis l’élection à la présidence de Recep Tayyip Erdogan n’a pas facilité le dialogue entre la Turquie et les institutions européennes, ni avec chacun des principaux pays européens. A cela s’est ajoutée une répression particulièrement rude de la tentative de coup d’Etat militaire de 2016. A cette situation délicate s’additionnent les menaces d’Ankara de laisser partir vers l’Europe une partie des réfugiés syriens présents en Turquie et de renvoyer les djihadistes de l’Etat Islamique aux pays européens dont ils sont originaires.
Dans une telle situation, le rétablissement d’un véritable dialogue semble plus que nécessaire, afin de diminuer ces tensions croissantes qui ne sauront être positives ni pour Ankara, ni pour Bruxelles, ni pour les principaux pays européens.
La place économique de la Turquie
La Turquie, malgré le ralentissement de son économie, reste la première puissance économique du Proche-Orient. Son PIB, estimé par le FMI à 706 milliards de dollars pour 2019, la place au 19e rang mondial, loin devant l’Egypte qui compte pourtant presque 20 millions d’habitants de plus. La Turquie constitue donc un partenaire économique de premier ordre, et de proximité.
Il est également intéressant de regarder quels sont les points forts, et les constantes de cette situation économique. La Turquie offre la caractéristique originale d’être une puissance exportatrice en produits industriels, ce qui est tout-à-fait atypique pour cette région du monde. Le secteur automobile turc dans son ensemble (voitures, camions, bus, pièces détachées) représente à lui seul 15% des exportations turques.
On retrouve ici la traduction d’une des valeurs fondamentales et historiques que porte la Turquie, plongeant dans les racines de l’Empire Ottoman, le travail et la rigueur dans l’exécution de ce travail. L’importance de ce facteur dans la civilisation ottomane a été très bien expliquée par Alain de Savigny dans une récente conférence du Cercle géopolitique de la Fondation Dauphine.
On comprend alors mieux pourquoi le monde industriel turc et le monde industriel allemand se sont rencontrés et rapprochés. L’Europe doit pouvoir s’appuyer sur cette relation particulière, forte, entre ces deux pays, quels que soient les aléas politiques, pour continuer à approfondir un dialogue privilégié.
Les exportations
Les exportations turques sont également tournées vers… l’Europe. Sept des dix principaux clients de la Turquie sont européens, et représentent à eux seuls, 36% de ses exportations. A titre de comparaison, la Russie n’absorbe que 2% des exportations turques. Les réalités économiques ont toujours la vie dure.
Si la Chine est devenue, de peu, le premier fournisseur de la Turquie devant l’Allemagne, avec respectivement 11% et 10% des importations turques, 7 pays européens représentent 30% des importations turques. La Russie, grâce à ses capacités énergétiques gagne quelques points, mais ne représente que 6% des importations turques. L’Europe, toujours l’Europe.
Car les Etats-Unis, s’ils sont naturellement présents dans la réalité quotidienne de l’économie turque, ne représentent que 5,3% des importations comme des exportations. La nécessité et la réalité d’un dialogue avec l’Europe se confirment à nouveau. Ce dialogue est d’ailleurs souhaité par la communauté turque des affaires, notamment par le DEIK (Conseil des Relations Economiques Etrangères), conscient de l’importance que revêtent les relations avec les institutions européennes et les principaux pays.
L’influence financière de l’Europe est en parallèle de son influence économique.
Les flux financiers Turquie-Europe
Si les Investissements Directs Etrangers (IDE) n’ont représenté que 15 milliards de dollars entre 1973 et 2002 (30 ans), ils ont explosé sur la période 2003-2017 (15 ans) pour atteindre la valeur de 193 milliards. Multiplication par 13 sur une période deux fois plus courte ! Voici la raison profonde de la croissance turque, post 2000 : elle a été littéralement portée par les investissements étrangers, fortement européens. Cette situation ne peut que faciliter le dialogue entre l’Europe et le bénéficiaire…
La part des 5 premiers pays européens dans ces IDE s’élève à 43% pour cette période de 15 ans! 58.400 entreprises turques sont porteuses de capitaux étrangers. Voilà une solide base pour l’avenir et le dialogue, surtout au moment où le taux de croissance de l’économie turque se dirige vers un pourcentage négatif en 2019 selon la Banque mondiale et l’OCDE. En ces temps économiques difficiles – 15% d’inflation et 14% de chômage-, la Turquie n’a-t-elle pas besoin de partenaires européens, solides et sérieux ?
Le réalisme, une vision convergente sur le futur et le dialogue doivent prévaloir.
Les tensions autour de l’Otan
Acquisition potentielle de matériels militaires russes et intervention militaire, solitaire, en Syrie ont créé de réelles tensions entre la Turquie et ses partenaires de l’Otan. Souvenons-nous, cependant, que si la Turquie n’a pas fait partie des membres fondateurs de 1949, elle a rejoint l’Alliance Atlantique dès 1952 ! Cette adhésion a eu lieu… 3 ans avant celle de l’Allemagne (de l’Ouest, à l’époque) Les liens sont donc très anciens, 67 ans cette année !
Par ailleurs, souvenons-nous également que la France, devenue puissance nucléaire, sous la présidence du Général de Gaulle, a pris en 1966 la décision de sortir du Commandement intégré de l’Otan. Nous y sommes revenus 41 ans plus tard! Notre pays a de ce fait l’expérience nécessaire pour comprendre les démêlés qu’un membre de l’Alliance peut avoir avec elle.
La France devrait donc montrer son savoir-faire dans la gestion de cette crise interne otaniennes pour aider à résorber les difficultés. Le dialogue à nouveau.
Quelle forme de coopération pour le futur ?
Nous avons connu une période de négociations devant conduire à une intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Si une telle perspective ne semble désormais plus d’actualité, il reste cependant à définir quel cadre institutionnel peut relier la Turquie et l’Europe. Il n’y a pas qu’un seul modèle possible. Bruxelles possède de profondes compétences dans le domaine des négociations, et a déjà défini des cadres particuliers pour des partenaires, soit à la limite géographique de l’Europe: la Norvège ; soit pour un autre pays placé en son centre : la Suisse. Sans reproduire à l’identique, il y a là des sources d’inspiration, sans compter les centaines de pages tentant de définir les relations de l’Europe avec une Grande-Bretagne, post Brexit.
Au moment où Erdogan rencontre à Washington le président des Etats-Unis, et où ce dernier, le même jour, rencontre également le Secrétaire général de l’Otan, l’Europe se doit plus que jamais d’affirmer sa place, et ses positions vis-à-vis de la Turquie.
La position géographique stratégique de ce pays, carrefour entre l’Europe et le Moyen-Orient, ne peut que renforcer la nécessité de continuer de construire avec elle. Tant a déjà été fait. La France a un rôle éminent à jouer.
Là où il y a une volonté, il y a un chemin…