Réseaux de communication : les grands affrontements géopolitiques
Article paru sur le site de La Tribune le 14 septembre 2020
Échanges de données et communications nationales, internationales et intercontinentales sont maintenant des enjeux économiques et stratégiques majeurs. Ces domaines sont donc devenus des terrains de confrontation, de l’équipement, aux réseaux, en passant par la cybersécurité. Certains sont visibles et connus, d’autres font l’objet de combats beaucoup moins exposés, mais néanmoins majeurs.
La croissance continue de puissance de calcul des machines, le développement de l’intelligence artificielle, le « Cloud » et l’accroissement de débit des réseaux, créent depuis des années un univers digital toujours plus vaste et communiquant. Les entreprises et les particuliers profitent de ces développements. Les états ont également pris leur part, en profitant pour leur gestion, et leurs forces armées, de ces nouvelles capacités de traitement de l’information.
Un tel tissu, devenu essentiel et donc vital pour l’industrie, la gestion, et la défense, a créé un champ nouveau de complexité et donc de fragilité. La cybersécurité est ainsi devenue un enjeu majeur. Nous le savons et le voyons par les cyberattaques menées contre des entreprises, des institutions, ou organisées pour influencer des processus politiques majeurs. Si les opérations « cyber » relèvent du secret et de l’ombre, les batailles autour des équipements de communication se livrent au grand jour.
L’emblématique bataille des équipements, Huawei
Les tensions et rivalités économiques et stratégiques entre la Chine et les États-Unis se sont traduites dans le domaine des communications par la bataille autour des équipements 5G de cette société chinoise.
Huawei fait l’objet, aux États-Unis, depuis 2012, d’enquêtes parlementaires. En 2018, un rapport au Congrès a mis en avant les avancées de la firme dans le domaine des dépôts de brevets et du déploiement de réseaux 5G. Le 1er décembre de cette même année, la fille du fondateur, directrice financière de l’entreprise a été arrêtée au Canada, sur requête d’un tribunal américain. L’entreprise est accusée par les États-Unis d’avoir enfreint l’embargo de la vente de matériels de télécommunication à destination de l’Iran. En mai 2019 la société Huawei est placée sur la liste noire du Département du Commerce. Cette position interdit aux entreprises américaines, sauf dérogation spéciale de commercer avec elle. En mai 2020 cette interdiction est prolongée de 12 mois.
Les 4 partenaires des États-Unis (Angleterre, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) au sein de la célèbre alliance des services de renseignements anglo-saxons, dite « 5 eyes » ont été appelés par Washington à prendre des décisions identiques.
En juillet dernier, l’Angleterre a finalement suivi cette orientation. La décision de Londres est d’arrêter l’approvisionnement d’équipements Huawei 5G à partir de l’année prochaine, et de retirer du service, avant fin 2027 tout matériel déjà en place.
La France a également décidé de s’inscrire dans cette stratégie. Fin août, la société Bouygues Telecom a décidé de retirer du service 3.000 antennes mobiles Huawei. Le gouvernement français ayant décidé, de façon pragmatique, qu’il n’y aurait plus, d’ici 2028 aucune de ces antennes dans les zones de très forte densité de population. L’entreprise est donc amenée à supprimer ces équipements à Strasbourg, Toulouse, Rennes, Brest, villes abritant des structures militaires ou de cybersécurité.
Mais en dehors des antennes et des appareils, les intérêts géopolitiques s’expriment également dans les réseaux, en particulier celui des câbles sous-marins.
La bataille des câbles
Les câbles sous-marins assurent plus de 95% des flux intercontinentaux, et leur nombre ne cessent d’augmenter, la fibre optique remplaçant le cuivre. Le nombre de ces câbles sous-marins augmente en permanence, actuellement plus de 450, représentant un réseau de plus de 1,2 milliard de kilomètres. Le développement est soutenu, alimenté par les « majors » de l’internet, américains (GAFAM) et chinois (BATX).
La « sensibilité » de ces réseaux est un sujet connu depuis longtemps, mais la matérialité de cette « sensibilité » est relativement récente.
La Russie manifeste depuis quelques années une très grande curiosité envers les câbles sous-marins occidentaux, en s’en approchant avec des moyens militaires lourds. En France, la Marine Nationale s’est vu attribuer la mission de leur protection.
la Chine, de son côté, considère le développement des réseaux de fibre comme un accompagnement crucial de sa stratégie « Belt & Road Initiative ». Ils sont également essentiels à la réussite des entreprises chinoises en Europe.
En symétrie des GAFAM, les BATX chinois (Beïdou, Alibaba, Tencent, Xiaomi) ouvrent leurs propres Data Centers partout dans le monde, en les connectant à leurs propres câbles.
Tel est le sens du projet PEACE (Pakistan and East Africa Connecting Europe) présenté par la société chinoise Hengtong (repreneur de … Huawei Marine !). Ce câble sous-marin long de 12.000 kilomètres reliera le Pakistan à… La France… en passant par Djibouti et l’Égypte.
Les réseaux sous-marins jouent donc un rôle stratégique prépondérant, mais il ne faut pas oublier les réseaux terrestres et les batailles qui s’y livrent. Telle est la situation dans le sud-Caucase.
Le Caucase stratégique
La situation géographique du Caucase est exceptionnelle. Cette région est le point de rencontre de l’Europe, de la Russie, et des deux routes asiatiques, celle du sud, et celle du centre.
Pour le sujet qui nous intéresse, la Géorgie se trouve être au centre des réseaux câblés venant de l’Europe et de l’Asie, tout en étant en bordure de la Russie. Elle est à même de recevoir et d’être le point de jonction entre les réseaux d’Asie ayant traversé la Caspienne et l’Azerbaïdjan, et celui venant de l’Europe via la Mer Noire… ! Absolument stratégique !
Toute opération industrielle, commerciale, dans un tel hub, revêt donc un caractère très spécial, et requiert en conséquence la plus grande attention.
Or depuis plus d’une année de grandes opérations sont en cours, assez loin des projecteurs. Une bataille est véritablement en train de se dérouler.
La bataille du hub géorgien
Une seule société géorgienne détient, depuis 2008, la gestion du réseau de fibre venant d’Europe à travers la Mer Noire, Caucasus Online.
En 2018, le groupe azerbaïdjanais NEQSOL, principalement présent dans l’énergie, et les télécommunications, établi des États-Unis à l’Ukraine, en passant par l’Angleterre, prend la décision d’acquérir Caucasus Online.
Après avoir mené les contacts nécessaires avec les autorités gouvernementales géorgiennes, l’opération est finalisée en 2019.
NEQSOL se proposait de faire venir vers la Géorgie, les grands opérateurs de l’internet, pour qu’ils puissent y établir des Data Centers au cœur de cette zone stratégique, à l’image de l’irrigation économique apporté par le pipeline Bakou-Tiblissi-Ceyhan….
La vision stratégique était claire, et correspondait pleinement aux besoins de développement de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan dans la nouvelle économie.
Mais cette situation très claire s’est obscurcie depuis le 1er juillet de cette année.
Le revirement du gouvernement géorgien
À cette date, la Commission nationale des communications de Géorgie (GNCC) a réuni les principaux opérateurs du pays. Elle leur a simplement annoncé que le gouvernement allait soumettre très rapidement au Parlement de nouveaux textes concernant les « infrastructures critiques ». Ces textes avaient pour objectif d’accorder des pouvoirs supplémentaires à la GNCC, avec entre autres la possibilité de nommer des administrateurs, aux pouvoirs étendus, dans les sociétés de télécommunication.
Quelques jours plus tard, l’ensemble des opérateurs contresignaient un même texte soulignant leur très profonde préoccupation devant un tel projet.
En clair ce projet vise à remettre en question le changement d’actionnaire de Caucasus Online, mais aussi à limiter l’accès à l’internet sur décision de la GNCC.
Le nouveau texte a été approuvé par le Parlement, permettant ainsi au gouvernement de revenir sur la cession de l’opérateur. La GNCC a fixé la date butoir du 20 septembre. Les motivations du gouvernement géorgien restent obscures. Plusieurs hypothèses sont formulables.
Hypothèses et conséquences
Il convient tout d’abord de noter la violence du processus, à la fois dans sa méthode, et sa rapidité. On est en droit de s’étonner de la part d’un état souhaitant se rapprocher de l’Union européenne, et donc de son souci du droit, d’une pratique aussi autoritaire, et radicale.
Une des motivations pourrait être la non-acceptation de voir un groupe industriel, issu d’un état voisin, prendre le contrôle d’une infrastructure nationale, à la fois stratégique et sensible. Nous sommes donc pleinement ici dans la bataille géopolitique. Les grands pays ne possèdent pas l’exclusivité des enjeux rivaux. La rivalité peut également faire rage entre des pays de quelques millions d’habitants, vis-à-vis d’une infrastructure jugée stratégique.
Une autre explication serait de considérer une autre frontière géorgienne, celle avec la Russie. Depuis la guerre avec la Géorgie en 2008, la Russie a pénétré à l’intérieur du territoire géorgien et s’est assurée des positions en Ossétie du sud et en Abkhazie. Moscou possède donc des leviers, et quand on possède un avantage, il est souvent tentant de l’utiliser. Moscou pourrait souhaiter ne pas voir de tels réseaux stratégiques reliant l’Europe, et deux routes asiatiques se mettre en place, à sa porte, mais plutôt à l’intérieur de son territoire… La Russie pourrait être ainsi tentée de venir troubler le jeu entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan, pour en tirer profit, à terme.
De toute évidence, cette situation, d’intervention d’État, remettant en question un accord acquis entre deux entreprises, ne donne pas de la Géorgie une image favorable, une image d’ouverture et de liberté. Or une situation où prévaut la confiance et le respect des engagements, est un préalable absolument nécessaire pour favoriser et attirer des investissements étrangers sur le sol géorgien. La situation économique difficile des années 2020 et 2021 requiert ce respect et cette ouverture.
Les rivalités géopolitiques dans le domaine des réseaux de communication ne sont pas à leur dernier rebondissement.