Iran : « Le régime ne tiendra pas un an »
Article paru sur La Tribune le 21 avril 2021
Qui parle ainsi ? Un mouvement d’opposition iranien ? Non, un journal iranien, dans une République Islamique sans opposition. A l’extérieur de ce pays, il n’y a d’yeux et d’oreilles que pour les négociations nucléaires, ou l’accord stratégique de 25 ans avec la Chine. Mais ne passons-nous pas à côté de la réalité profonde du pays, de ses difficultés économiques récurrentes, de ses conflits sociaux permanents, des actes de révolte qui se produisent chaque nuit ?
Le journal iranien Arman, est naturellement ignoré de tous les observateurs. Or un de ses articles vient de laisser paraître une analyse et une vision qui doivent retenir toute notre attention.
« Le dénuement pour ‘joindre les deux bouts’ et l’incertitude quant à leur avenir ont excédé les Iraniens. Ils n’écoutent pas [nos] paroles et ne font confiance à personne. Ils se contentent de maudire [le régime] et de proférer des menaces. Les conséquences sont claires comme de l’eau de roche. Ainsi, nous ne tiendrons pas un an », écrivait mercredi le quotidien officiel Arman.
Cette description concerne un pays de plus de 80 millions d’habitants. Dans une population de cette ampleur ,quelques pourcents de personnes très mécontentes et prêtes à le faire savoir, représentent plusieurs millions de manifestants potentiels. Si un tel mécanisme venait à s’enclencher le régime serait confronté à une situation plus que difficile. L’Iran a déjà connu des manifestations importantes fin 2019. Le déclencheur avait déjà été économique, et concernait la hausse du prix de l’essence, décidée par le gouvernement.
18 mois plus tard, ce n’est plus d’un prix dont il s’agit mais de tous les prix alimentaires, y compris les produits de base, volailles, légumes, fruits…La situation économique et politique est donc beaucoup plus sérieuse. Comment l’Iran en est-il arrivé à cette situation ?
La difficile situation économique
Il y a, bien sûr, le réflexe d’évoquer les sanctions américaines de 2018, visant la réduction des exportations pétrolières. Elles ont effectivement joué un double rôle. Premièrement, elles ont conduit à réduire les ressources d’un État très redistributif, contrôlant directement ou indirectement les deux-tiers de l’économie nationale. Deuxièmement, elles ont créé un choc psychologique, de crainte de l’avenir. Cela s’est naturellement retransmis dans le comportement des agents économiques vis-à-vis du rial iranien, de se valeur, et de la confiance à accorder à la monnaie, à court et moyen terme.
C’est sur ce point précis du taux de change du rial que les conséquences ont été les plus lourdes. La dévaluation de la monnaie iranienne s’est poursuivie, de façon accélérée et a naturellement conduit au renchérissement de tous les produis importés. La conséquence finale a été la relance de l’inflation. D’un niveau de 20% il y a un an, elle se situe actuellement à 45%. Cette très forte accélération n’est pas liée aux sanctions décidées il y a 3 ans. Elle n’est pas liée au passé. Elle traduit une totale perte de confiance dans l’avenir….
Les conséquences des choix fondamentaux
Cette situation résulte des choix stratégiques de la République islamique. Ils ont été tournés dès 1979 vers une priorité absolue de soutien économique, militaire et politique aux populations et mouvements chiite, du Yémen, d’Irak, de Syrie et du Liban, de ce qui a été appelé «l’arc chiite ». Les priorités intérieures se sont concentrées sur le militaire, les 130.000 Gardiens de la Révolution, et le nucléaire. Or ces secteurs offrent de très faibles multiplicateurs économiques vers les autres secteurs industriels et donc le reste de la population. Le bénéfice des investissements reste à l’intérieur du complexe « militaro-industriel ».
Cette politique, et donc ses conséquences, sont plus que clairement exprimés dans cette déclaration du guide suprême Khamenei au moment des manifestations de fin 2019 : « Entre les demandes du peuple et les choix stratégiques de la République islamique, je choisirai toujours les choix stratégiques ». Dirigeant suprême de l’Iran depuis 32 ans, Ali Khamenei confirme qu’il n’a jamais cherché à améliorer le niveau de vie, d’éducation, de ou santé de ses concitoyens.
Il n’a jamais donné la priorité à l’amélioration des infrastructures, du tissu industriel, ou des réseaux hydrauliques, si importants. La priorité absolue s’est appelée politique étrangère de l’État. La politique internationale ne saurait indéfiniment passer avant la politique intérieure. Il risque d’y avoir un prix à payer pour ce choix, et surtout pour l’entêtement dans ce choix pendant 3 décennies.
Le mécontentement économique profond survient en même temps qu’une crise sanitaire, elle aussi profonde, liée au Covid-19.
Le Covid-19, autre déni de réalité
Les régimes forts, autoritaires, ont très souvent du mal à communiquer sur des situations qu’ils ne maîtrisent pas. La Russie, partenaire de Téhéran, annonce officiellement 103.000 décès liés au Covid. Le service officiel russe en charge des statistiques démographiques, publie des données indiquant une surmortalité de 340.000 décès pour la même période. La situation iranienne est à l’image.
Les chiffres officiels mentionnent à ce jour 67.000 victimes. Est-ce crédible ? Une façon d’obtenir d’autres informations est de se tourner vers le Conseil National de la Résistance iranienne. Avant de chercher à publier ses propres chiffres, le CNRI s’est attaché à bâtir, grâce à ses réseaux, un système complet de sources d’informations. Plus de 539 institutions hospitalières, cliniques, et morgues, ont ainsi permis de constituer une base de données couvrant tout le pays.
A partir de ce réseau le CNRI annonce, à ce jour, 256 .500 décès réels liés à la pandémie. Le nombre de morts serait donc en réalité 4 fois supérieur à celui annoncé par les autorités. Un tel niveau de détresse sanitaire, fait de l’Iran un des pays les plus touchés, par rapport à son niveau de population. Une telle situation ne peut que contribuer à créer au sein de la société iranienne une autre source de forte déstabilisation, mettant à nouveau en cause l’efficacité du gouvernement et ses choix.
Cette tension profonde dans la société se révèle également par l’existence et les actions menées par des groupes de Résistance.
L’action incessante des Unités de Résistance
Si l’on suit de près la vie quotidienne iranienne on découvre, pratiquement toutes les nuits, l’existence d’actes de rébellion menés contre des bâtiments emblématiques du régime, ou des panneaux de propagande. Ces opérations sont menées par des groupes dénommés Unités de Résistance. Malgré les terribles risques encourus, leurs membres n’hésitent pas depuis plus d’un an à mener ce type d’opération.
Les sites visés par des dispositifs incendiaires sont aussi bien des bâtiments du Corps des Gardiens de la Révolution, ou des Bassidj, des immeubles des Fondations Religieuses, ou des bureaux de l’institution judiciaire.
La liste des lieux de ces opérations serait trop longue à énumérer. Ces actions se déroulent aussi bien dans les quartiers de Téhéran, que dans les grandes villes régionales, Machad, Tabriz, Ispahan, ou des villes de moindre importance.
Ces mouvements de rébellion se déroulent donc dans toutes les provinces du pays. A l’évidence le régime évite, soigneusement, d’en faire état, mais ces actes traduisent le niveau d’exaspération, et une situation où le ‘feu couve sous la cendre’.
La situation des retraités est à ce sujet exemplaire.
Les retraités fortement touchés par l’inflation
Quel que soit le pays, en situation de forte inflation, les retraités sont les plus rapidement et fortement touchés. Les niveaux moyens de pension sont naturellement inférieurs aux salaires des actifs, les retraités sont donc les premiers à tomber sous le seuil du niveau de pauvreté. De plus, les organismes de retraite sont lents à réajuster les versements, et les augmentations ne couvrent jamais l’amputation créé par la hausse des prix.
Les retraités, population importante et appauvrie, se révèlent donc un puissant foyer de contestation contre les institutions. C’est exactement ce qui se développe en Iran depuis de nombreux mois.
Les manifestations se répandent à travers tout le pays. Les vidéos sont nombreuses sur internet pour le prouver, de Téhéran à Chiraz de Kermanshah, à Mashhad, et on peut y voir une présence féminine non négligeable. Les slogans sont révélateurs du niveau d’exaspération :« Ce n’est qu’en descendant dans la rue que nous pourrons obtenir nos droits », « Notre table est vide, l’oppression ça suffit », « Enseignants, travailleurs, unissons-nous »,
La situation est donc particulièrement tendue à moins de 2 mois des élections présidentielles….
Un scrutin à haut risque
Dans moins de 8 semaines, le 18 juin, doit se dérouler un scrutin présidentiel. Election dont on ne connaîtra les candidats ‘validés’ par le conseil des gardiens de la Constitution (et le Guide Suprême) que le 15 mai. Dans un tel système et devant les circonstances économiques, sociales, et sanitaires qui viennent d’être décrites, quel va être le comportement des électeurs et donc le taux de participation ? Si ce dernier peut être manipulé, après le scrutin, des personnalités, des mouvements d’opposition, et l’exaspération de la population peuvent, au préalable, recommander l’abstention.
A ce jour l’option du boycott rassemble des leaders et mouvements fort différents. Ancienne députée et fille d’un ancien président, Faezeh Rafsandjani propose ce choix, au nom de la nécessaire séparation entre Etat et religion, leçon de l’Histoire explique-t-elle. Position surprenante par rapport à la trajectoire familiale, mais révélatrice d’un courant dans l’opinion iranienne.
Dans sa position d’opposant historique, le Conseil National de la Résistance Iranienne soutient l’option du boycott car il convient d’ignorer un gouvernement et un régime qui ignore les besoins de son peuple, et a tué 1500 manifestants (chiffre Reuters) lors des manifestations de 2019. Le CNRI se place dans une stratégie de chute du régime, et son remplacement par une République séparant la religion et l’Etat. Tel est le message des affiches placardés par les Unités de Résistance.
Tout se passe comme si le régime communiquait sur les questions extérieures, nucléaire, accord avec la Chine, rivalité avec Israël, et ignorait sciemment le scrutin à venir. Une façon de nier le danger, en l’ignorant ? Il confirme, à son insu, sa relation difficile avec le temps, et le pronostic d’une courte durée de vie à venir !
Déjà le mois dernier le quotidien d’État Mardon Salari alertait le régime et ses lecteurs :
« Le mécontentement, selon les responsables de la sécurité, peut éclater à tout moment sous la forme de manifestations dangereuses ».