Les Émirats et la France : au-delà des 80 Rafale…
Article paru sur La Tribune le 13 décembre 2021.
Le spectaculaire achat d’avions militaires français par les Émirats vient de faire les gros titres. Ce très beau contrat n’est-il pas l’occasion de prendre un peu de recul ? Ne fournit-il pas l’opportunité de considérer l’ampleur des réalisations entre les Émirats et la France ? La célébration des 50 ans de la création des Émirats Arabes Unis est également l’occasion de prendre conscience de la « révolution silencieuse » qui s’y déroule.
La réputation de qualité des productions aéronautiques militaires françaises n’est plus à faire. Purement nationales ou en coopération, les appareils « made in France » ont su depuis plus de soixante ans voler sous beaucoup d’autres cocardes, en Amérique du Sud, en Asie, et au Moyen-Orient.
Les acquisitions émiriennes, affirmation d’une puissance militaire
Le premier contrat de fourniture d’avions militaires aux Émirats remonte aux années 1970, et donc pratiquement à la création de l’État. Il portait sur l’acquisition d’une trentaine de Mirage 5, en quatre versions. Cet appareil était à l’époque l’avion militaire Mach 2 le moins cher sur le marché. Preuve qu’il faut disposer d’un très bon produit pour pouvoir bien l’exporter.
Cette première étape de partenariat dans l’aéronautique militaire fut suivie d’un second volet avec l’acquisition de 68 Mirage 2000 en 1998, qui allaient être portés au plus haut standard, 2000-9, presque vingt ans plus tard, pour plus de 400 millions d’euros. L’acquisition récente de 80 exemplaires de Rafale F-4 se place donc sur un très long chemin de confiance, industrielle, militaire, et gouvernementale.
Si la collaboration dans l’aéronautique militaire est exemplaire, ce n’est pas la seule composante d’armement dans laquelle les Émirats et la France ont décidé d’œuvrer. Dans l’ordre chronologique, se place en 1993 la signature du très important contrat d’armement terrestre, couvrant l’acquisition de 390 chars Leclerc, et 46 dépanneurs, soit 21 milliards de francs de l’époque, actualisables à plus de 6 milliards d’euros, valeur 2021. Trois ans après l’invasion du Koweït par l’Irak, les Émirats Arabes Unis avaient pris la décision de se doter d’une puissance militaire terrestre, moderne, en s’adressant à la France, et rejetant les offres américaines et allemandes. Ils offraient aussi à cet équipement son seul succès, précieux, à l’exportation.
Le troisième volet, celui de l’armement naval, allait être ouvert en 2017, avec l’intention d’acquisition, depuis matérialisée de 2 corvettes Gowind de Naval Group, pour un montant de 750 millions d’euros. Les Émirats et la France ont donc décidé de sceller, dans le temps, une véritable et globale collaboration dans l’armement. Cette vision stratégique partagée, et visible, a naturellement des racines, moins visibles.
Les liens militaires et stratégiques avec la France
Un tel processus requiert du temps, et il faut donc intégrer l’histoire contemporaine. A leur fondation, les Émirats ont eu pour dirigeant Zayed ben Sultan Al-Nahyane, père de l’actuel dirigeant Mohamed ben Zayed Al-Nahyane. Le fondateur des Émirats Arabes Unis portait une très grande admiration au Général de Gaulle, refondateur de la France avec la Ve République. Cet élément très humain, et personnel, a sans nul doute constitué la base invisible, mais également très forte, des relations entre la France, vieille nation, et ce jeune État du Golfe, qui se lançait dans une étonnante aventure. Ce fil invisible, mais très qualitatif, allait conduire en 1995, plus de 20 ans après la disparition du Général, à la signature d’un accord stratégique militaire entre les 2 pays. La France s’engageait à intervenir avec ses forces armées, en cas d’agression militaires contre les Émirats.
Nous avons ici l’élément concret et central, expliquant le chemin suivi depuis par les deux États qui a été poursuivi dans le domaine spatial, tant civil que militaire, avec des satellites de communication et d’observation.
Cet engagement allait naturellement aboutir à la mise en place de forces françaises sur le territoire des Émirats. Annoncée par le président Sarkozy en 2008, la présence de soldats français s’est matérialisée l’année suivante, en mai 2009 avec l’inauguration des installations sur la base d’Al Dhafra. Cette présence est également stratégique d’un point de vue régional, à proximité de l’Iran, de l’Irak, de l’Arabie Saoudite… L’arc de crise du Moyen-Orient. Cette implantation constitue la seule base ouverte par la France, en dehors du territoire métropolitain, en 50 ans, et complète notre présence à Djibouti.
Aux Émirats, nos forces sont articulées autour de 3 sites, la base aérienne à Al dhafra, la base navale à Abu Dhabi, et une présence terrestre à la cité militaire Zayed, autour d’un escadron blindé.
Ces forces de plus de 700 hommes sont commandées par un officier général en charge également de la zone maritime de l’Océan Indien. Elles conduisent naturellement des opérations conjointes d’entraînement avec leurs homologues émiraties.
Cette vision stratégique régionale est naturellement partagée par les Émirats, qui conduisent, depuis ces dernières années, une stratégie diplomatique régionale et internationale, particulièrement dynamique.
Le rayonnement politique des Émirats
Sans que l’on puisse considérer que les « accords d’Abraham » aient été un élément déclencheur, il faut néanmoins noter que, dans ce cadre, et depuis lors, la diplomatie émiratie est particulièrement active. La mise en place de relations diplomatiques avec l’État d’Israël s’est accompagnée d’initiatives diplomatiques d’importance.
Les Émirats ont apporté une reconnaissance à la présence marocaine au Sahara Occidental, en décidant d’y ouvrir un consulat. En dehors de ce renforcement de liens avec le Maroc, Abu Dhabi a fait montre d’initiatives diplomatiques et économiques surprenantes et très récentes, avec la Syrie et la Turquie. Ces deux pays représentent en effet dans leurs politiques nationales respectives, des choix qui ne sont pas alignés avec ceux des Émirats.
Le régime de Bachar El Assad n’a réussi à se maintenir qu’avec l’aide puissante de l’Iran. Or la politique de Téhéran dans ses options régionales, en Syrie, comme au Yémen, est en complète opposition avec celle des Émirats, sans compter le nucléaire. Concernant la Turquie, la proximité du président Erdogan avec l’organisation des Frères Musulmans est à nouveau en opposition avec les choix politiques d’Abu Dhabi.
Or, avec la Syrie et la Turquie, les Émirats viennent de signer des engagements économiques, et donc politiques. La visite à Damas du chef de la diplomatie émiratie, le 9 novembre, s’inscrit dans une volonté de normaliser les relations avec le régime de Bachar El-Assad. Un accord a été signé pour la construction d’une centrale photovoltaïque de 300 MW. Mais l’objectif n’est-il pas en réalité de sortir, pas à pas, la Syrie de l’orbite de l’Iran ?
15 jours plus tard, le 24 novembre, le président des Émirats, reçu par Recep Erdogan à Ankara, a annoncé la création d’un fonds d’investissement de 9 milliards d’euros pour soutenir l’économie turque, et la signature de dix contrats. Bien que le contenu des accords n’ait pas été communiqué, l’agence de presse émiratie WAM parle « d’investissements stratégiques » dans des secteurs comme la logistique, la santé, l’alimentation, et l’énergie.
A ces initiatives d’investissement et de développement, on peut ajouter la construction de centrales photovoltaïques en Jordanie et en Irak, toutes décidées cette année.
En reliant toutes ces informations, un véritable plan diplomatique et économique apparaît. Il va donner aux Émirats dans les années à venir un rayonnement politique régional, au sens large, encore plus important.
Mais le cadre régional, même élargi, peut se révéler un peu trop étroit, car c’est dans le cadre international et mondial que les Émirats Arabes Unis veulent réellement agir.
Une ouverture globale vers le monde
Cette ouverture a commencé depuis plusieurs années, par la culture du monde, et à nouveau en compagnie de la France. L’ouverture du Louvre d’Abu Dhabi a été le début d’une incroyable aventure. La France y projetait son image et ses trésors culturels vers le monde, et les Émirats assuraient ce relais. Le Louvre d’Abu Dhabi fut présenté comme « musée universel » lors de son inauguration, destiné à « lutter contre l’obscurantisme », selon les mots du président Macron. Universel programme.
Une autre inauguration, celle de l’exposition universelle « Dubaï 2020 » il y a quelques semaines, s’inscrit donc dans cette ouverture vers le monde souhaité par ce pays de 10 millions d’habitants, situé à l’extrémité de la péninsule arabique. « Connecter les esprits, construire le futur », tel est le thème choisi pour cette exposition, une vision réellement universelle.
Il y a trois semaines un citoyen émirati était élu président d’Interpol, après 3 ans de présence au conseil d’administration, et la responsabilité de la zone Asie. Autre ouverture vers le monde, cette fois-ci vers les instances internationales.
Il peut apparaître inopportun d’évoquer l’évolution intérieure des Émirats, dans leurs dimensions sociétales. Mais ces nouvelles dispositions législatives orientent un peu plus, par touches successives, les mœurs et attitudes, vers l’universel… L’an dernier, des changements avaient été apportés aux lois islamiques sur l’alcool et la criminalisation des « crimes d’honneur »… Le 27 novembre, les Émirats ont annoncé la plus grande réforme juridique de leur histoire, avec plus de 40 nouvelles lois et règlements qui seront en application d’ici janvier 2022. Ces nouveautés concernent aussi bien le commerce que la sécurité des personnes, les drogues, la protection des femmes et des domestiques. Ces décisions juridiques permettront aux étrangers d’éviter d’être soumis aux tribunaux islamiques de la Charia, sur des questions tels que le mariage, le divorce ou l’héritage. « Ces modifications sont destinées à suivre le rythme de développement des EAU et à refléter les aspirations futures du pays », selon les mots de l’agence de presse des Émirats.
Peut-on être plus clair ? Ce pays semble vraiment sur la voie progressive de la modernisation sociale, et cette voie sera poursuivie, tel est le message. Cet élargissement des libertés individuelles exprime la volonté d’évolution du pays vers des standards de vie internationaux, afin d’attirer toujours plus de touristes et d’investisseurs, et consolider sa position économique et stratégique au Moyen-Orient, et au-delà.
Les relations particulières et étendues que la France et les Émirats entretiennent depuis 50 ans sont sans nul doute un contributeur à cette évolution. Le contrat Rafale en fait partie, mais il est un élément, dans un plus vaste ensemble.