La profondeur stratégique russe : réalité ou mythe en 2024 ?

drapeau de l'empire russe

Avec l’extension de la durée de la guerre en Ukraine, il a été très souvent dit que la différence en faveur de la Russie serait inévitable, au nom d’une phrase magique : la profondeur stratégique russe. Magique, parce que, à l’évidence personne ne se soucie vraiment de l’origine de ce concept, ni de son contenu, et s’il est ou non adapté à la situation de la Russie qui, cette fois, combat à l’extérieur de son territoire. Les influenceurs utilisent ce qui brille, et non pas forcément ce qui est juste. L’importance pour eux, reste l’effet immédiat, pas la profondeur de la réalité. Il est donc particulièrement intéressant d’explorer le magique contenu de cette expression.

Une expression, telle que celle-ci, sort du temps. Elle a été forgée par l’expérience du combat, donc par l’Histoire.
Certes l’armée Polonaise est entrée à Moscou en 1609, mais l’organisation et la situation de la Russie, alors en guerre civile, ne correspondait pas à ce qui peut être considéré comme l’Empire Russe des siècles suivants. D’ailleurs les Polonais furent chassés de la ville deux années plus tard.

Les premiers vécus de la profondeur stratégique

La Grande Armée Napoléonienne a été la première armée nationale à entrer en conflit avec l’Empire de Russie, pratiquement tel que nous le connaissons, et nous savons à quoi elle fut exposée, et ce qu’il advint. La distance à parcourir, la dureté des variations climatiques, et les tactiques militaires, qui de leur côté, ont fait le reste. Il faut citer plus précisément, les destructions volontaires, privant l’envahisseur de ressources, et les tactiques de harcèlement des forces d’invasion, étirées par les distances.

Le contenu de cette profondeur stratégique apparaît alors dans sa presque totalité, profondeur kilométrique, climat, et méthodes de combat.

L’invasion allemande de 1941 y ajoutera un élément nouveau, la capacité de la Russie (URSS) d’expédier « vers l’arrière lointain » les moyens et outils industriels de l’industrie d’armement, exposés à l’invasion, en évitant ainsi leur destruction. Le pays conservait ainsi la capacité de fabrication des armements de reconquête.

Le cumul de ces paramètres permet à la Russie de vaincre ses adversaires, en intégrant le temps. Celui-ci apporte en effet l’usure des envahisseurs confrontés à ces éléments défavorables.

En résumé, cet avantage de profondeur stratégique, prend toutes ses dimensions, quand le territoire Russe subit une invasion, quand celle-ci vient de l’ouest.

La situation de la guerre russo-ukrainienne

Ce conflit, qui à la fin de ce mois dépassera une durée de 1.000 jours, présente une différence fondamentale avec les situations historiques, napoléonienne et hitlérienne. Au 19ème et au 20ème siècle la Russie a été envahie, au 21ème siècle, elle s’est placée dans la position de l’envahisseur, en se dirigeant elle-même vers l’ouest.

La profondeur de son propre territoire, si elle existe toujours, ne peut être opérante, et constituer un avantage stratégique, puisque les combats se déroulent à l’extérieur de ses frontières. Nous ne pouvons, à l’échelle de cette guerre, et de cette analyse, considérer comme significatifs les 600-800km² occupés par les ukrainiens dans la région de Koursk, par leur attaque du territoire Russe, le 6 août de cette année.

Dans ce conflit Il n’est donc pas possible de considérer que la Russie bénéficie de sa profondeur géographique comme avantage stratégique, puisque le front militaire de cette guerre se situe en dehors de son territoire.

Dans le domaine militaro-industriel, la Russie dispose d’un outil très supérieur aux capacités ukrainiennes, qui depuis 30 ans, a fait face à d’autres priorités que d’investir dans une industrie de défense.

Ce déficit militaro-industriel ukrainien est compensé par les apports des pays engagés dans sa défense, les États-Unis, l’Union Européenne, ainsi que les contributeurs de la zone Pacifique, Japon, Corée, Australie….

Les apports financiers en termes de matériels et de munitions se situent, au total, depuis le début du conflit, autour de 100 milliards de dollars, soit approximativement l’accroissement des dépenses militaires russes. Si l’accroissement des dépenses militaires des deux camps est comparable, le budget initial russe est un multiple du budget ukrainien. De plus, la diversité des sources, et le grand éloignement du champ de bataille, des soutiens de l’Ukraine, offrent au camp Russe un autre avantage important, la logistique.

La profondeur humaine

Le facteur militaro-industriel est favorable actuellement à la Russie mais il ne peut apparaître comme stratégiquement décisif.

Mais il est un autre facteur qui est, et demeurera, un paramètre stratégique déterminant, en faveur de la Russie, il s’agit de l’avantage démographique. Un pays, de 40 millions d’habitants au moment du déclenchement de la guerre, restera en infériorité humaine structurelle, par rapport à un attaquant peuplé de 145 millions d’habitants.

Toutefois, il faut intégrer les facteurs respectifs de capacité de mobilisation des populations en âge de combattre. S’y ajoute les éléments psychologiques de combativité. Les ukrainiens défendent leur sol, et leur pays. Les soldats russes ne ressentent pas le même degré d’implication, tant les buts de guerre du côté russe ne sont pas individuellement motivants.

Le concept de profondeur stratégique de la Russie ne correspond pas, dans le cadre de ce conflit, à ce qu’il a été dans les situations de guerre de ce pays dans les siècles précédents, où le soldat Russe défendait sa terre natale contre l’envahisseur.

La traduction de cette inadéquation, apparaît dans la fixité du front de 1.000km, dans l’est de l’Ukraine, qui ne connaît aucun mouvement significatif depuis 2 ans.

La notion de profondeur stratégique implique la notion de mouvement, en utilisant la ressource géographique.

Les troupes russes, dans ce conflit, combattent dos à la Mer Noire. Dans une telle configuration géographique stratégique, nulle possibilité de mouvement élastique vers l’arrière.

Quel que soit l’angle à travers lequel on regarde ce conflit, le concept de profondeur stratégique de la Russie ne paraît pas spécialement adapté.