Pétrole : la troisième chute de l’OPEP
Article paru sur Latribune.fr le 9 mars 2020
Depuis sa création en 1960, l’OPEP s’était construite une image, basée sur les chocs pétroliers de 1973 et en 1979. Cette organisation était capable de fixer les prix et de faire plier les consommateurs des pays occidentaux. Ce que nous venons de voir la semaine dernière se situe dans un autre décor et constitue la troisième chute de l’OPEP. Quelles ont été les chutes précédentes ? Quelles sont les causes et les conséquences de cette nouvelle chute ?
L’émergence du pétrole de schiste américain a depuis 2010 progressivement changé la donne. La production américaine stabilisée autour de 5 millions de baril par jour a crû régulièrement jusqu’à atteindre un seuil de croissance d’un million de baril par jour d’une année sur l’autre. Ce nouvel apport dans la production mondial a fini par créer fin 2014 un déséquilibre sur le marché, avec un excès d’offre par rapport à la demande. Comment allaient réagir l’OPEP et les autres producteurs ?
La réponse de l’Arabie Saoudite : la première chute
Dans ces années heureuses, pour les producteurs, le prix du baril se situait au-dessus de 100 dollars. Les coûts de production pour les producteurs d’huile de schiste apparaissaient élevés, tant la part des adjuvants chimiques utilisés dans l’injection était élevée. Fort de ces faits de base, l’Arabie Saoudite s’est alors fixée comme objectif de faire sortir du marché ces nouveaux opérateurs. Elle utilisait d’ailleurs une expression spécifique : « faire sortir du marché les producteurs non-compétitifs ». Comment ? Il s’agissait tout simplement d’augmenter la production saoudienne, afin de faire chuter les prix, et de forcer, avec des prix revenus à 40-50 dollars, les nouveaux opérateurs américains à sortir du marché.
Le schéma était simple, et emprunt de bon sens, sauf qu’il n’intégrait pas deux éléments, le premier étant la réactivité de l’industrie américaine, et le deuxième les pratiques marketing. En effet, les prestataires de l’industrie pétrolière avaient « optimisé » le tarif de leurs services en tenant compte des faibles coûts en capital de cette nouvelle technologie de forage, et des prix du baril à plus de 100 dollars. Ils pouvaient entre les deux se réserver « la part du lion » sans que quiconque vienne la leur contester.
Devant cette nouvelle donne, les producteurs américains de pétrole de schiste ont dans un premier temps réduit effectivement leur production, dès la seconde moitié de l’année 2015, en diminuant le nombre de puits exploités. Mais en parallèle, les prestataires ont été mis sous pression, afin de réduire les charges d’exploitation, et il y avait de la marge. Un an plus tard, c’est-à-dire mi-2016, les producteurs de pétrole de schiste, avaient rationnalisé l’exploitation de leur puits, et disposaient de coûts de formulations chimiques beaucoup plus faibles. Ils pouvaient désormais être compétitifs à 50 dollars le baril.
La possibilité de cette réponse américaine n’avait pas été envisagée. Depuis 2016, la production des Etats-Unis n’a cessé de croître jusqu’à offrir à ce pays la place de premier producteur mondial de pétrole, depuis l’été 2018 et jusqu’à ce jour.
Pour la première fois, le pays leader du cartel, et donc le cartel, n’était plus en position d’être l’arbitre de la fixation des prix. Comment modifier cette situation?
La création de l’OPEP + ou la seconde chute
Puisque la présence de ces nouveaux producteurs américains était désormais incontournable, il ne restait qu’une seule issue pour faire remonter les prix, diminuer l’offre mondiale.
Les membres de l’OPEP n’étaient pas les seuls à souhaiter une remontée des cours. L’économie russe était fortement impactée par la chute des pays des hydrocarbures, une diminution de ses recettes s’accompagnant d’une chute de sa monnaie, atteignant… 50% ! Quand on a des intérêts communs, pourquoi ne pas travailler ensemble ?
Moscou a alors fort habillement fait jouer au Venezuela le rôle d’agent démarcheur, le ministre du pétrole Vénézuélien entreprit une judicieuse visite de capitales, Alger, puis Moscou, et enfin… Riyad.
Le processus était engagé et allait aboutir au premier accord de réduction coordonnée, fin 2016, dans le cadre d’un format qui allait être appelé OPEP + . La Russie participait à cette réduction d’offre, et l’OPEP s’associait à cette occasion avec elle 10 autres participants. L’OPEP reconnaissait ainsi la limite des pouvoirs du cartel initial. Cette étape a constitué sa deuxième chute.
L’échec de l’OPEP + ou la troisième chute
La semaine passée, ce nouveau format de l’OPEP + n’a pas réussi à se mettre d’accord sur une nouvelle étape de réduction de production. Les membres fondateurs souhaitaient en effet offrir une réponse rapide à la baisse de la consommation chinoise, liée au ralentissement sévère de son économie par l’irruption du virus covid-19.
La Russie a refusé une nouvelle réduction de production arguant que son budget national 2020 avait été bâti sur un baril à 42 dollars le baril. De plus, Moscou considère qu’une telle stratégie aboutit à permettre à nouveau aux Etats-Unis d’augmenter leur part de marché mondial. Ce dernier point est réel, mais qui se nourrit de part de marché ? Personne. Un producteur de pétrole vend des volumes et récolte des devises. La part de marché n’est qu’une conséquence, et avec environ 15% du marché mondial les Etats-Unis sont certes leader du marché, mais nullement en position dominante !
L’analyse de la position russe
Etant donné les risques sur le niveau de prix, cet argument est difficilement recevable. Celui du budget russe basé sur un baril à 42 dollars est, quant à lui, très surprenant. Ce budget 2020 a été naturellement préparé au cours de l’année 2019. Il est facile de vérifier que le cours moyen du baril au cours de toute l’année 2019 s’est établi à pratiquement 65 dollars. Pourquoi choisir dans un budget prévisionnel une base pratiquement 30% inférieure ? Pourquoi sous-estimer ses recettes, qui conduisent à réduire en proportion ses dépenses, quand on veut relancer la croissance, comme l’a promis le président Poutine ?
La véritable réponse à ce refus russe doit être recherchée ailleurs. Cet ailleurs se situe dans les causes ce cette nouvelle situation, à savoir la baisse de 20% annoncée par la Chine de ses volumes de raffinage. Cela représente une diminution de pratiquement 3 millions de barils par jour de ses importations. D’où ses importations proviennent-elles ? De Russie pour seulement 10% ! La Chine n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier. La Russie est son principal fournisseur de gaz, mais pas de pétrole. 70% des importations chinoises proviennent du Moyen-Orient. Dès lors, ne peut-on pas considérer, vu de Moscou, que ce sont les pays de l’OPEP, et principalement du Moyen-Orient, qui doivent gérer cette situation, et non la Russie ? Mais cette analyse, et ce choix, ne sauraient être sans conséquence pour l’économie russe.
Les conséquences du choix russe
Avant même que la décision du refus russe fut acquise, la baisse des prix du baril la semaine passée a poussé fortement le rouble à la baisse. A la clôture de vendredi dernier cette baisse atteignait 15%, au taux de 77,5 roubles pour un euro. L’inflation en Russie va donc repartir à la hausse. Ceci est loin d’être une bonne nouvelle.
Or l’Arabie Saoudite vient de faire savoir qu’elle allait augmenter significativement sa production à partir du 1er Avril. Si une telle situation se matérialisait, le prix du brut risque, à nouveau, de fortement fléchir, et d’atteindre un niveau inférieur à 40 dollars. La Russie pourrait donc être doublement pénalisée, à la fois par une baisse de ses recettes et par un fort redémarrage de son inflation.
Il faut également mentionner que son refus de rééquilibrer le marché pétrolier risque fort de laisser des séquelles dans ses relations diplomatiques avec les pays du Moyen-Orient. Or, Moscou avait beaucoup agi et misé pour faire « une percée au Moyen-Orient » comme l’avait matérialisé la visite du roi d’Arabie Saoudite dans la capitale russe, en octobre 2017.
De l’OPEP à l’OPEP +, la stratégie de l’Arabie Saoudite n’est ni simple à élaborer ni facile à mettre en œuvre. La convergence russe qui vient de se transformer en face à face avec la Russie laissera également des séquelles. Désormais, quel format pour l’organisation, et autour de quel consensus ? L’Iran fondateur est pratiquement interdit d’exportation par les Etats-Unis, et ceux-ci sont devenus depuis bientôt 2 ans le premier producteur mondial !
La création en 1960 à Bagdad de l’OPEP, grand régulateur du marché pétrolier mondial, avec entre autres l’Iran et l’Arabie Saoudite, semble bien loin.