ERDOGAN-OTAN, volte-face ponctuelle, ou changement stratégique réel ?
Nombreux ont été les observateurs surpris par la décision de Recep Tayyip Erdogan d’accepter de présenter au parlement turc la procédure d’adhésion de la Suède à l’OTAN. Encore plus grand fut l’étonnement de découvrir la contrepartie, à savoir la reprise des négociations entre la Turquie et …l’Union Européenne. Devant un tel revirement vers l’Ouest, après avoir tant regardé vers l’Est et Moscou, on est en droit de se poser la question : option de façade, ou nouvelle orientation stratégique turque vers l’Occident ?
Si nous cherchons à identifier les faits signifiants apportant un début de réponse à cette interrogation, on est surpris de constater, depuis la réélection du président turc, le 28 mai, un certain nombre de décisions qui indiquent toutes des changements, par rapport à ses choix antérieurs.
Les options économiques et monétaires
Ce jeudi 20 juillet, la Banque Centrale Turque vient d’augmenter son taux directeur. Certes, la hausse de 2,5% est faible, tant par rapport au taux antérieur de 15%, que par rapport au niveau très élevé d’inflation, plus de 40%. Mais cette hausse intervient après une augmentation de 8,5% à 15% fin juin… !
Or, la position du président turc a toujours été de tourner le dos à l’orthodoxie monétaire, en refusant une hausse des taux face à l’inflation, au motif de sa non-conformité avec la position religieuse musulmane concernant la pratique des taux d’intérêt.
Tout se passe comme si, conscient finalement du coût monétaire et donc économique de son choix, il avait préféré le maintenir « qui qu’il en coûte »…jusqu’à l’élection présidentielle se sachant dans une position difficile par rapport à sa base électorale conservatrice.
Son analyse s’est révélée pertinente, puisque pour la 1ère fois il n’a pas été élu au premier tour, et son avance au second tour sur son concurrent ne fut que de 4%…!
Le choix d’une politique de hausse des taux en 2022 et début 2023 lui aurait probablement coûté son élection…. 2% de voix en moins l’aurait mis à égalité avec son adversaire. Son succès acquis, il abandonne sa position idéologique pour se ranger à l’avis du monde économique et financier turc qui le pressait de mettre en place une telle politique. Tel fut le sens de la nomination et la lettre de mission du nouveau ministre de l’économie et de la nouvelle présidente de la Banque Centrale.
Première femme à occuper ce poste, Mme Hafize Gaye Erkan est titulaire d’un doctorat de l’université américaine de Princeton, a dirigé First Republic Bank, après être passé chez Goldman Sachs… Nous ne saurons probablement jamais si la nomination d’une femme à ce poste, de la part d’un dirigeant islamo-conservateur, pour mener une politique contraire à l’idéologie du chef de l’État Turc, relève ou non, d’un acte Freudien. Mais cette décision ne constitue-t-elle pas la marque pratique et symboliquement d’une nouvelle stratégie de la Turquie de Recep Erdogan
Volodimir Zelensky à Ankara
L’évolution dans le temps des options du président Turc vis-à-vis de la Russie et donc de Vladimir Poutine dans le conflit Russo-Ukrainien constitue également un curseur intéressant. Les positions prises par la Turquie sont à mesurer par rapport à l’importance que constituent pour la Turquie les importations gazières russes, qui représentent 45% de ses besoins.
La livraison de drones à l’Ukraine, en 2022 révéla une relation militaire qui sur ces équipements avait en réalité déjà commencé en 2019 et la fourniture de « Bayraktar TB2 ». Une trentaine de ces unités redoutables contre les batteries d’artillerie et les engins blindés ont été à l’œuvre au cours de l’année 2022 depuis le sol Ukrainien.
Vint ensuite la décision d’Ankara de bloquer les détroits aux navires de guerre russes, empêchant ainsi les unités présentes en Méditerranée de rejoindre la Mer Noire.
Ces décisions n’empêchèrent nullement Erdogan d’être au centre des négociations assurant la continuité des livraisons de produits céréaliers dont l’approvisionnement était devenu un enjeu dans le conflit Russo-Ukrainien.
Mais la libération, lors de la visite du président Zelensky en Turquie, de 5 officiers Ukrainiens du célèbre bataillon Azov, assignés à résidence dans ce pays, suite à des accords avec la Russie, a créé une forte tension avec le Kremlin. Son porte-parole Dimitri Peskov a d’ailleurs fustigé l’attitude d’Ankara : « Le retour des commandants d’Azov vers l’Ukraine n’est rien d’autre que qu’une violation directe des termes des accords existants ». Ces prisonniers libérés par Moscou devaient rester en Turquie jusqu’à la fin du conflit. La précédente colère du Kremlin vis-à-vis d’Ankara remontait à 2015…. quand l’aviation turque avait abattu un avion russe à la frontière syrienne…..
Erdogan agit comme s’il était conscient de l’affaiblissement politique et économique du Kremlin. Il avait néanmoins pris soin le 23 juin dernier, d’appeler Vladimir Poutine lors de l’opération Prigojine, pour l’assurer de son soutien. Il se souvenait fort bien de l’appui que le maître du Kremlin lui avait apporté en 2016….lors de la tentative de coup d’État, contre lui.
La position par rapport aux ÉTATS-UNIS
La querelle à propos de l’achat des missiles russes S-400 par Ankara, et du refus en conséquence de Washington de livrer à la Turquie des chasseurs furtifs de 5ème génération F-35 semble oublier (Peut-être connaîtra-t-on un jour les dessous de cet étonnant dossier, car les caractéristiques de ces missiles de défense aérienne de dernière génération, et longue portée ne pouvaient que fort intéresser les services du Pentagone…).
La Turquie souhaite toujours moderniser son aviation. En confirmant fortement et à de nombreuses reprises son intention d’achat de F-16 dernière version, auprès de l’industrie américaine. Elle officialise ainsi de la façon la plus visible et forte son attachement à l’OTAN et à son option fondamentalement occidentale.
Retour du ciel bleu en Mer Égée
Les tensions générées par la Turquie au sein de l’OTAN se sont également exprimées par l’intensité des tensions avec son voisin grec en 2022, concernant les délimitations des eaux territoriales turques autour des nombreuses îles grecques à proximité du rivage turc, et des fonds marins riches en ressources gazières.
Les échanges récents entre les deux parties lors du sommet de l’OTAN à Vilnius ont été l’occasion de réchauffer le climat, auquel l’aide grecque lors du dévastateur séisme en Turquie, a indéniablement contribué.
Nous assistons donc, sur ce chapitre bilatéral, également à un nouvel état d’esprit turc, en passant d’une attitude ouvertement belliqueuse à une position d’ouverture et de négociation.
Quelle que soit la direction où se porte l’analyse, à l’intérieur de la Turquie, concernant son économie et sa gestion monétaire, ou à l’extérieur, vis-à-vis de la Russie et de l’OTAN, on est obligé de constater un changement plus que significatif entre l’avant et l’après de l’élection présidentielle turque.
La situation économique nécessite la plus sérieuse des attentions, et à cet égard, l’Europe et les États-Unis ont été depuis 20 ans les plus grands investisseurs dans l’économie Turque. La part de l’Europe dans les exportations turques dépassaient les 40% avant la crise du Covid…. Les réalités finissent toujours par s’imposer.
Dans le cadre de l’OTAN l’analyse de Washington a toujours été immuable, même au plus fort de la crise des S-400 : « Nous avons d’excellents rapports avec les forces armées turques, et la Turquie 1953, le temps long sert à gommer les querelles du temps court.
Une visite prochaine de Poutine en Turquie, évoquée avec Erdogan mi-Juin, aura-t-elle finalement lieu ? Le Kremlin acceptera-t-il de rendre visite à un partenaire aussi ….versatile…. ?
La Russie avait tiré avantage de la versatilité d’Erdogan vis-à-vis des pays occidentaux. Acceptera-telle une situation inverse ?
Recep Erdogan après avoir conservé son pouvoir présidentiel, et législatif, doit maintenant créer les conditions pour reconquérir, l’an prochain, lors des élections municipales, les Mairies d’Istanbul et d’Ankara, que son parti a perdu lors du précédent scrutin. Ces deux agglomérations regroupent 25% de la population Turque. Il veut donc retrouver pour lui et son parti l’AKP, un pouvoir global. Une économie en meilleure situation et une politique étrangère apaisée ne peuvent qu’aider à atteindre cet objectif.
Plus que quelques déclarations, les faits semblent indiquer un véritable « reset » de la politique turque, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Recep Erdogan est un très habile politique. Il convient aussi de rester prudent….