Iran 2019-2020 Le grand tournant
Article paru sur Blogazoi le 13 février 2020
A l’aube de son 41ème anniversaire, la République islamique d’Iran vient de connaître un grand tournant. Pas seulement par l’élimination de l’une de ses principales figures de proue, le général Soleimani, mais surtout par l’inclusion de cet événement dans une chaîne d’autres événements. Sa disparition est intervenue au milieu de manifestations anti iraniennes dans « l’arc chiite » au Liban, en Irak, et après des émeutes anti-régime à l’intérieur même de l’Iran. D’autres actions sont à venir.
Si l’on reprend les événements dans l’ordre chronologique, les premiers signaux sont venus fin 2019, non pas de l’intérieur de l’Iran, mais pour la première fois de « l’arc chiite » que Téhéran a patiemment, et méthodiquement construit depuis 1982.
Cette expression de « l’arc chiite » est due au roi Abdallah de Jordanie et décrit de façon fort pertinente, la stratégie du régime iranien dans son … étranger proche. Elle consiste à s’assurer une influence politique et économique, déterminante, sur les minorités ou les majorités, chiites, du Pakistan au Liban, sans oublier le Yémen, excentré.
Le délitement de « l’arc chiite »
Cette option stratégique, de politique étrangère, revêtait aux yeux de Téhéran une telle importance, que la création du mouvement Hezbollah au Liban est entreprise dès 1982, c’est-à-dire en pleine guerre avec l’Irak de Saddam Hussein…. et sera officiellement annoncée en 1985.
En Irak, les opposants au régime de Saddam Hussein ont été accueillis à bras ouverts en Iran, dès les années ’80, tel le récent premier ministre démissionnaire, Adel Abdel Mehdi. Très habile façon pour Téhéran de préparer le futur.
Les libanais et les irakiens ont pris le monde par surprise en descendant massivement dans la rue, et ce pratiquement en même temps au mois d’octobre. Dans les deux pays les conditions économiques de la population se sont détériorées au cours des dernières années. Les forces politiques au pouvoir ont donc été les cibles des manifestants, aussi bien à Beyrouth qu’à Bagdad.
Mais derrière ces cibles de premier niveau, dans les deux pays, premiers ministres et gouvernements en place, se sont profilés des critiques inhabituelles et non voilées des formes de l’influence et de la présence iranienne. Au Liban, le Hezbollah a été mis sous le feu des critiques, et la présence iranienne en Irak a été attaquée au cri de « l’Iran dehors ».
L’affaiblissement du Hezbollah
En politique, et au cœur des mouvements sociaux, il n’y a jamais de génération spontanée. Depuis au moins deux années le Hezbollah essuyait de nombreuses critiques. Son asservissement à l’Iran l’a forcé à intervenir en Syrie afin de sauver le pouvoir de Bachar el-Assad. Une telle soumission à une puissance étrangère et son coût en vies libanaises a finalement eu un coût politique intérieur.
Pourquoi avoir fait mourir nos fils en Syrie, se sont écriées les familles libanaises, pour sauver le régime de Damas ? Ce même régime par son extrémisme a, en plus, conduit plus de deux millions de syriens à venir se réfugier au Liban…..et nous cause tant de problèmes économiques… !
Le Hezbollah porte donc aux yeux de la population libanaise la responsabilité d’une double faute. Premièrement en ayant aidé Bachar el-Assad à se maintenir au pouvoir le Hezbollah a fait couler beaucoup de sang libanais, plus de mille jeunes libanais sont morts en Syrie. Deuxièmement l’économie est mise en péril par l’afflux de ces deux millions de réfugiés syriens au Liban.
En plus de ce double fardeau politique, la situation du Hezbollah s’est également dégradée financièrement. Les difficultés intrinsèques de l’économie iranienne, auxquelles s’ajoute la quasi disparition de ses exportations pétrolières, ont considérablement réduit les capacités d’aide et de support financier de Téhéran vis-à-vis de tous ses alliés de « l’arc chiite ».
Le Hezbollah n’a pu échapper aux restrictions budgétaires de Téhéran, qui a diminué ses subsides de 30%. Cela s’est traduit par des suppressions de poste parmi les permanents du mouvement, des réductions de salaire, ainsi que par la diminution des aides distribuées à la population.
C’est donc dans le cadre de ce double déclin politique, et de diminution de sa contribution économique que l’action du Hezbollah se déroule au Liban depuis plus de deux ans.
Ce double processus explique les attaques et accusations dont il a été l’objet dans les rues libanaises. Pour la première fois, il perdait non seulement l’initiative, mais de la position d’exemple dans laquelle il s’était hissé, il s’est retrouvé dans la position d’accusé… Si le Hezbollah est accusé, l’Iran l’est bien sûr également.
Et c’est dans une situation sociale similaire que Téhéran allait se retrouver, en même temps en Irak….
« L’Iran dehors » de Bagdad à Bassorah
La surprise a également été grande de voir la foule irakienne descendre dans la rue, non plus seulement dans le sud, pour des questions de sécheresse et d’approvisionnement en eau, comme on l’a vu en 2018, mais pour des raisons politiques et économiques.
Ces dernières années la production pétrolière irakienne s’est accrue, au point d’approcher les 5 millions de barils par jour, et de hisser ainsi le pays à la place très enviée de 4ème producteur mondial de pétrole, en dépassant le Canada ! Mais qui, en Irak voit les bienfaits de cette situation ? Quelques-uns seulement… L’Irak est malheureusement classée parmi les pays les plus corrompus au monde….
La population faisant face à un taux de chômage élevé, surtout chez les jeunes, à des services publics inefficaces, et à une reconstruction lente, a donc dirigé sa colère vers ceux détenant le pouvoir. Or l’Iran, depuis la chute de Saddam Hussein à « investi » l’Irak. Téhéran a en effet mis en place :
- Les milices chiites, Hached Al Chaabi, rémunérées par l’Iran, entre 30.000 et 40.000 hommes sont impliqués (en 2016, l’opposition iranienne au régime des mollahs avait divulgué les noms de plus de 31.500 miliciens à la solde de Téhéran).
- Un parti politique, représentant ces milices Hached al Chaabi, est le deuxième en nombre de députés au parlement irakien
- 8 consulats iraniens, répartis dans tout le pays, ayant à leur tête ou en seconde position, des gardiens de la révolution.
- Un ambassadeur à Bagdad, qui n’est nullement diplomate. Iras Masjedi, est un général issu de la force Qods, brigade internationale des gardiens de la révolution, et ancien conseiller de feu le général Soleimani….
« l’Iran veut un Irak, développé, sûr, fort, et uni » a-t-il déclaré lors de son arrivée à Bagdad en avril 2017. Ses propos prennent un relief particulier après les événements qui se déroulent depuis quelques semaines. On comprend ainsi mieux pourquoi les irakiens font « un rejet iranien »….
Le soulèvement populaire, qui s’est déroulé dans toutes les grandes villes chiites au sud de Bagdad, s’est étendu aux villes iraniennes pour des causes immédiates, différentes, mais pour des raisons profondes, économiques, similaires.
Les soulèvements de Bagdad à Téhéran
L’Irak devenu 4ème producteur mondial, ne distribue pas sa nouvelle richesse. L’Iran n’exportant pratiquement plus de pétrole, par les décisions américaines, a vu ses ressources se réduire, déjà absorbées par les sur-dépenses militaires et nucléaires.
Richesse pétrolière non distribuée dans le cas de l’Irak, et tarissement des revenus pétroliers en Iran, aboutissent au même effet sur la population, appauvrissement et chômage. La hausse du prix des carburants décidés par le gouvernement a été la goutte qui a fait déborder le vase….
Cet appauvrissement a conduit la jeunesse irakienne et iranienne dans la rue. Le pouvoir de Téhéran s’est donc retrouvé dans une situation complètement inédite, à savoir une contestation, simultanée, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.
La décision du pouvoir iranien a été rapidement prise : réprimer fortement, à la fois en Iran et en Irak. A court terme le pouvoir à Téhéran pouvait vaciller, le pouvoir était donc en jeu. La même méthode répressive a été adoptée des deux côtés de la frontière : utiliser les Gardiens de la Révolution, poster des tireurs sur les toits, et viser ces jeunes manifestants à la tête. Plus de 420 morts en Irak, avant la disparition de Soleimani, plus de 760 en Iran, selon le Conseil National de la Résistance Iranienne (l’agence Reuters, à partir de sources à l’intérieur du régime a annoncé 1.500 morts).
Une répression aussi sanguinaire aura-t-elle des conséquences ? Cette victoire, à court terme, pour le régime de Téhéran, puisque les manifestations ont cessé en Iran, sera-t-elle confirmée ou infirmée, dans le plus long terme ?
Nouvelles formes d’action contre le pouvoir en Iran
L’action ultra violente des forces de répression, bassidjis et Gardiens de la Révolution dans plus d’une centaine de villes iraniennes va-t-elle ouvrir la porte à de nouvelles formes de réaction de la population ?
Deux éléments nouveaux, et extrêmement importants, ont vu le jour depuis quelques semaines. Le premier concerne l’apparition d’Unités de Résistance, et le deuxième réside dans les formes d’action de ces Unités.
Ces Unités de Résistance semblent maintenant en place dans plus d’une centaine de villes iraniennes, et ont entrepris à ce jour 3 types d’actions différentes, relayées par des transmissions de photos ou vidéos :
- Incendie de grands panneaux publicitaires à l’effigie de Khamenei ou de Soleimani ;
- Opérations contre les bâtiments des forces de répression, comme le 19 et le 20 janvier à Téhéran et Machad ;
- Incendie du siège de Fondations religieuses, relais financier du Guide et des réseaux religieux, comme le 29 janvier, contre le bâtiment de « l’exécution de l’ordre de l’imam Khomeiny» à Téhéran.
Quel courage d’entreprendre de telles actions! S’ils étaient arrêtés. on peut imaginer les sanctions qui pourraient être infligées par les procureurs du régime, aux auteurs de telles opérations, et à leurs familles.
Par ailleurs, emblématique et symboliques sont ces actions contre les bâtiments des deux piliers institutionnels du régime, les forces de sécurité, et la hiérarchie religieuse. A l’extérieur de l’Iran on ne mesure pas suffisamment le rejet profond, par la population iranienne, du système religieux au pouvoir.
Le pouvoir en place à Téhéran est donc sous le feu croisé d’un rejet de son influence à l’extérieur et de son emprise à l’intérieur.
L’inexcusable destruction en vol, le 8 janvier, de l’avion de la compagnie Ukraine International Airlines, et les 3 jours de mensonge qui ont suivi, ont créé une onde de choc dans les médias du régime. Des journalistes ont décidé de démissionner, ne pouvant accepter d’avoir été délibérément utilisés comme relais de mensonges et de propagande.
Cela prolonge les désobéissances qui se sont produites à l’intérieur des forces de sécurité, de la part d’officiers refusant d’obéir aux ordres de tirer sur leurs jeunes concitoyens. Après les massacres du mois de novembre, de telles informations ont finalement fuité. Déjà en 2018 certains membres des forces de police avaient approché les manifestants pour leur dire : « nous sommes avec vous »….
Une contestation qui s’amplifie, une population qui s’organise en Unité de résistance, des membres des forces de sécurité et des médias qui quittent leur fonction…..
2020 pourrait être le grand tournant pour le régime religieux iranien.