Iran : mortelle sortie de la guerre hybride (T 1150)
Article paru sur le site de la Revue de la Défense Nationale le 18 mars 2020
Pendant des années, Téhéran menait une guerre hybride contre les États-Unis et ses alliés dans la région du Golfe avec un certain succès. Cependant, il y a eu une inflexion à partir de 2018 avec des actions plus visibles et une montée en tension régulière au final mal maîtrisée par le régime des Mollahs. L’élimination à Bagdad du général Soleimani a démontré l’impasse de la stratégie iranienne, impasse accentuée par la destruction du Boeing ukrainien et désormais par la pandémie du Covid-19 dont les effets sont dévastateurs pour la population iranienne et qui va accélérer la colère contre le gouvernement.
L’élimination du général iranien Soleimani par une frappe ciblée américaine a totalement surpris le monde et le régime de Téhéran. Prendre une telle décision et la mener à son objectif illustrent naturellement les capacités de renseignement, de suivi, et d’exécution de l’armée américaine. Toutefois, elle a été rendue possible par un changement de comportement stratégique de la partie iranienne. Pourquoi et comment l’Iran adepte de la guerre hybride fut-il amené à sortir de cette stratégie ?
Depuis le début des tensions régionales et des conflits limités au Moyen-Orient, le régime iranien a pratiquement toujours cherché à opérer de façon cachée, sans être visible en première ligne, en faisant intervenir des intermédiaires (proxies), le Hezbollah au Liban, le mouvement houthi au Yémen, des milices chiites, en Syrie et en Irak. Le régime iranien agit, mais ne revendique pas. On retrouve là un des composants de cette nouvelle forme d’action militaire identifiée sous l’appellation de « guerre hybride ».
Les fondements de la doctrine hybride
À l’opposé de la guerre asymétrique, qui recherche simplicité et rusticité de l’armement, la guerre hybride repose sur l’emploi d’armements courants, voire perfectionnés. De tels armements impliquent d’utiliser des effectifs militaires professionnels, et donc l’emploi d’unités formées, opérationnelles, là encore à l’opposé du combat asymétrique qui se structure volontiers à partir de forces moins aguerries.
Ces forces professionnelles, selon leur implication ou non sur le théâtre d’opérations, peuvent être conduites à se défaire de leur uniforme officiel. Si la guerre asymétrique peut être menée par des groupes armés, la guerre hybride relève d’une mise en œuvre de moyens d’État.
Ces deux formes de combat, hybride ou asymétrique, comme d’ailleurs les opérations de guerre classique reposent toutes sur le principe de la surprise de l’intervention. Dans le cas de la guerre hybride, il s’agit d’une surprise « par le haut ». Les IED (engins explosifs improvisés) de la guerre asymétrique créent la surprise « par le bas ».
Dans le cas de la guerre hybride, l’intervention peut revêtir des formes opérationnelles inattendues puisque l’introduction de la technologie change la donne. Elle permet des interventions dans la profondeur, par drone ou missile de croisière, ou par les formes moins visibles d’interventions cyber dans les réseaux informatiques.
Dans presque tous les cas, l’action n’est pas revendiquée par « l’acteur profond ».
Les actions « iraniennes » récentes
Si l’on regarde les opérations autour du golfe Persique au cours de l’année 2019, on s’aperçoit qu’elles relèvent toutes d’une forme de guerre hybride. Elles comprennent un armement perfectionné, une mise en œuvre de moyens d’État et une non-revendication de l’État.
Les décisions politiques américaines sur le gel des exportations de pétrole brut iranien ont créé depuis 2018 une situation nouvelle. Leur mise en œuvre réelle, après une période de six mois d’exemptions, a abouti à l’effondrement des exportations pétrolières iraniennes, réduites d’au moins 80%. Toutes les opérations militaires offensives qui en ont découlé se sont déroulées contre des infrastructures ou des équipements pétroliers.
- 12 mai 2019 : Une première frappe contre quatre pétroliers, deux sous pavillon saoudien, un norvégien, un émirien. Aucune attaque n’a été revendiquée, l’armement n’a pas été clairement identifié (mine ou drone).
- 14 mai 2019 : Une attaque, par drones, de deux stations de pompage sur l’oléoduc saoudien est-ouest. L’attaque été revendiquée par les rebelles houthis, depuis le Yémen.
- 13 juin 2019 : Une attaque contre deux pétroliers, l’un sous pavillon des îles Marshall, l’autre du Panama. Des incendies ont éclaté à bord. L’armement n’a pas été clairement identifié (mine ou drone). L’Iran, par son agence de presse officielle Irna, a déclaré avoir porté secours à deux pétroliers étrangers, ayant eu un « accident ».
- 14 septembre 2019 : Une attaque contre deux sites pétroliers saoudiens à Khuraïs et Abqaiq. Utilisations de drones ou missiles de croisière. L’attaque a été revendiquée par les Houthis. Les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ont désigné publiquement l’Iran comme responsable.
Il convient également de mentionner, le 19 juin, la destruction en vol d’un drone de reconnaissance de l’US Navy, de type RQ4-Global Hawk. L’Iran l’a revendiquée en prétextant une intrusion dans son espace aérien. La Russie a été le seul pays à confirmer cette version. Cette dernière opération est la seule à constituer dans son déclaratif une action militaire défensive, ne relevant donc pas de la guerre hybride et de ses actions offensives.
Ainsi, l’Iran a systématiquement bénéficié des résultats de ces actions
mettant en difficulté militaire ou pétrolière ses adversaires régionaux et d’outre-Atlantique. Les forces militaires du régime de Téhéran n’ont nullement annoncé y être formellement impliquées ni les ont revendiquées, ses intermédiaires houthis le faisant parfois à leur place. Les Gardiens de la révolution (Pasdarans) étaient à l’œuvre, mais dans l’ombre.
Cependant, de nouveaux événements politiques ont conduit Téhéran à changer de paradigme.
Le changement de paradigme politique
À l’automne 2019, les manifestations populaires au Liban, en Irak et en Iran ont mis en cause l’activisme iranien, ainsi que le régime islamique dans son propre pays.
Ces protestations régionales, inattendues et fortes, ont obligé le pouvoir iranien à développer une double stratégie de contre-attaque :
- Une forte répression en Irak et en Iran.
- La mise en place d’un plan d’action visant à substituer au reproche de l’omniprésence iranienne celui de la présence américaine au Moyen-Orient. L’objectif de Téhéran est alors devenu le remplacement rapide du cri « Iran dehors » ou « À bas le dictateur » des contestataires par celui « Amérique, dehors ».
Pour avoir sa pleine efficacité, ce second volet avait besoin de prendre une ampleur régionale. En conséquence, sa mise en œuvre devait passer par des actions fortes contre les intérêts, les installations ou le personnel américain dans plusieurs pays du Moyen-Orient.
Le glissement hors de la guerre hybride
Le plan iranien d’opérations dans plusieurs pays de l’arc chiite (Liban, Syrie, Irak) a alors fait naturellement intervenir la structure internationale des Gardiens de la révolution, la force Al-Qods, dirigée par le général Soleimani.
L’Iran a alors quitté son dispositif de guerre hybride – objectifs de « frappes pétrolières », mode confiné et secret de préparation – visant ses voisins pour un dispositif élargi, se rapprochant alors davantage de la guerre asymétrique, avec des frappes diffuses contre les États-Unis, dans un champ d’action régional, sur plusieurs théâtres simultanés.
Ce champ d’action élargi a conduit le général Soleimani à se déplacer hors d’Iran, ce qui n’était nullement nécessaire dans le cadre de la stratégie des frappes pétrolières, aériennes ou maritimes, lancées pour la plupart d’Iran.
Les déplacements ont considérablement allongé les circuits d’information. En conséquence, les opportunités de « fuite » humaine ou d’interception électronique sur le contenu de ce plan ont été plus nombreuses. La mise en œuvre militaire du plan politique « Amérique dehors » a abouti à une triple et fatale rupture :
- la rupture du confinement de la préparation,
- la rupture du secret,
- la rupture de l’unité d’action.
Les États-Unis ont alors pu obtenir les informations révélant les frappes matérielles et humaines dont ils devaient faire l’objet. Ils avaient alors le choix entre plusieurs modes d’action, anti-force, anti-infrastructure, cyber, soit de façon préventive ou réactive. Le préventif, soit la frappe chirurgicale sur une cible du plus haut niveau, leur a semblé la décision la plus appropriée pour signifier à l’Iran, de façon exemplaire, qu’ils étaient totalement décidés à s’opposer à une telle stratégie de frappe contre leurs intérêts et leur présence humaine régionale.
Le général Soleimani a ainsi payé de sa vie, le 3 janvier 2020, un éloignement des règles de la guerre hybride, qui ont été appliquées par les forces iraniennes tout au long de l’année 2019.
« Le système » au pied du mur
Jamais « le système » ne s’est retrouvé dans une telle situation, inédite dans ses causes, sa structure et sa dynamique. Jamais « le système » n’a eu devant lui une telle force unitaire. Il a su se débarrasser des mouvements et des groupuscules, en les noyautant ou les opposant. Cette fois-ci, la situation est à l’opposé de ce que le pouvoir a connu ; pas de dispersion en face de lui mais une unité. Les anciennes méthodes ne font plus recettes. L’ancien temps est révolu.
Les élections du 12 décembre qui relèvent de l’ancien système, avec 5 candidats qui en sont issus, ne pourront pas résoudre la crise. Le « système » est en alerte maximale. La décision de mettre en place ces élections a été largement applaudie par Moscou, qui en est d’ailleurs un des instigateurs par son ambassadeur à Alger. Les assurances données à Vladimir Poutine – « nous avons la situation en main », par le président (par intérim) de la république algérienne, lors de sa visite à Sotchi – ont été largement commentées et moquées. Elles relevaient du comportement d’un vassal à son suzerain.
Un très faible taux de participation au scrutin résoudra en surface la question présidentielle, mais posera en profondeur un grave problème politique de légitimité. Cette situation placera l’armée devant un douloureux dilemme : s’opposer au peuple en obéissant au pouvoir ou répondre aux aspirations du peuple en s’opposant au pouvoir.
L’action de millions d’Algériens aspirant à un avenir de liberté est la conséquence directe du couvercle politique, économique, et social, d’une autre époque, appliqué sur l’Algérie depuis son accès à l’indépendance. Le peuple algérien unitaire aspire à la liberté et émet, dans un cadre éminemment pacifique, les mêmes ondes que celles venant de Beyrouth, Bagdad et Téhéran.
La seconde bataille d’Alger est un modèle et un exemple. Le monde entier regarde.