Catastrophe aérienne : de Lockerbie au Sinaï

Les conflits géopolitiques ne connaissent ni frontière, ni suspension du temps. La destruction de l’Airbus russe au-dessus du Sinaï rappelle étrangement la catastrophe du vol Pan Am survenue en Ecosse, il y a 27 ans. Si les circonstances sont identiques, les causes le sont-elles aussi ?

Quelques jours avant Noël 1988, un Boeing 747 de la Pan Am venait d’arriver à son altitude de croisière, soit en terme aéronautique, environ 30.000 pieds.

Après avoir quitté l’aéroport d’Heathrow, près de Londres, il était dans sa 33ème minute de vol. En un instant, toute communication fut instantanément coupée.

Deux minutes et demi plus tard, sur cette petite ville écossaise que le monde allait découvrir et ne plus jamais oublier, Lockerbie, une centaine de tonnes de débris et 270 corps humains allaient s’écraser au bord de la Mer du Nord.

Plusieurs centaines de kilomètres carrés recouverts de débris, qui allaient être méthodiquement recherchés, analysés, et reconstitués.

Huit jours plus tard, les services d’enquêtes britanniques annonçaient que le vol Pan Am 103 avait été victime d’un attentat. Une bombe avait été placée à bord. Des traces d’explosif avaient été scientifiquement identifiées par leur marquage physico-chimique sur quelques pièces métalliques.

Au prix d’un travail acharné, minutieux, les enquêteurs allaient identifier qu’une bombe avait été placée dans une valise, dont l’emplacement fut relocalisée. Elle avait été chargée dans cet avion à Francfort, sans qu’aucun passager ne l’accompagne.

Une prodigieuse enquête

Un fantastique travail d’investigation permettra de savoir que cette valise avait été achetée à Malte par un libyen. Un minuscule morceau identifié comme appartenant à un détonateur permettra de retrouver le fabricant suisse qui confirme que 20 de ces modèles avaient été livrés en Libye…

Le colonel Kadhafi livrera deux de ces concitoyens accusés d’être les auteurs de cette folie, pour un procès qui aura lieu 12 ans plus tard. L’un d’entre eux condamné à la prison à vie, sera libéré 9 ans plus tard pour raisons médicales. Il mourra 3 ans après cette libération des suites de son cancer. 15 ans après cette catastrophe, la Libye acceptera, en 2003, de verser 10 millions de dollars à chacune des 270 familles des victimes.

27 ans plus tard

Nous sommes le 31 Octobre 2015, 24 minutes après son départ de l’aéroport de Charm El-Cheik en Egypte, le vol 9268 de la compagnie russe Metrojet, à destination de Saint Pétersbourg vient d’atteindre son altitude de croisière au-dessus du Sinaï, soit environ 31.000 pieds.

Sans qu’aucune alerte n’ait été donnée par l’équipage, sans qu’il y ait eu le moindre dialogue au sujet d’une difficulté technique à bord de cet Airbus A321, les communications s’interrompent brutalement.

Quelques minutes plus tard, des dizaines de tonnes de débris de l’appareil, et les restes de 224 corps humains s’écrasent dans le désert du Sinaï.

Les autorités égyptiennes parlent initialement d’un rayon de recherche de 8 kilomètres, puis le lendemain de 15 kilomètres. Une telle zone de recherche implique, du seul point de vue balistique, la rupture et la dispersion de l’appareil en vol.

Comparaison n’est pas raison, mais…

L’ampleur de la zone de débris, comparable à celle de Lockerbie, les circonstances de l’accident, l’absence de signaux préalables de détresse, font irrémédiablement penser à un scénario identique, la désintégration de l’avion en plein vol, sous le coup d’une explosion criminelle.

Les premiers relevés radar disponibles indiquent clairement qu’une situation irrémédiable s’est brusquement produite, et que la trajectoire a dès lors plongé directement vers le sol.

altitude-vitesse

Les courbes ci-dessus permettent de visualiser la lente et constante montée en altitude (courbe bleue) et la progression de la vitesse (courbe rouge) jusqu’à la vitesse de croisière de 400 nœuds, soit 750 km/h.

La compagnie russe d’ailleurs, 48 heures après la catastrophe souligne que d’après elle, l’état de l’appareil, et l’expérience des pilotes ne permettent pas d’envisager une cause technique, intérieure à l’appareil. La compagnie Metrojet indique clairement que : « la seule cause possible du crash est une action extérieure ». Il faut à ce sujet comprendre une cause extérieure aux éléments et composants techniques de l’avion, et non pas venant de l’extérieur sous la forme d’un missile.

La revendication sur Twitter

Le jour même de la catastrophe, la branche égyptienne de l’Etat Islamique revendique être la cause, et indique dans un tweet avoir réussi à « faire tomber l’avion »…

« Sachez, ô vous les Russes ainsi que ceux qui se coalisent avec vous, que vous n’avez aucune place dans les terres des musulmans, ni sur Terre, ni dans le ciel et que les dizaines de victimes que vous tuez avec vos raids chaque jour en terre de Châm seront la cause de vos malheurs futurs», écrit la branche égyptienne de l’Etat islamique, se référant aux bombardements russes en Syrie.

Tant que l’enquête n’aura pu réellement progresser, et en particulier tant que la boîte noire contenant les données du vol (Flight Data Recorder-FDR) n’aura pas été complètement analysée, il s’agit de se garder de tout avis définitif. Les spécialistes des réseaux djihadistes faisant toutefois remarquer que cette organisation n’a jamais, à ce jour, revendiqué d’action où elle n’était pas directement impliquée. Il en va de sa crédibilité vis-à-vis de ses membres aussi bien actuels que potentiellement futurs.

Les problématiques égyptiennes

Si l’hypothèse fort probable d’un attentat, causé par une bombe placée à bord de l’appareil, soit portée par un passager, soit dans un bagage en soute, se révélait exacte, les autorités égyptiennes vont naturellement se trouver sous le feu de l’enquête et des responsabilités.

Contrôle des passagers, contrôle des bagages, et des personnels travaillant dans les opérations et les zones de ces bagages vont être les premiers manquements à être montrés du doigt. Non seulement le doute sur les procédures de sécurité va être mis sur le site de Charm El-Cheikh, mais aussi par ricochet sur la capacité des autorités aéroportuaires et sécuritaires égyptiennes à agir efficacement dans la totalité du pays.

Par conséquent l’activité touristique, si importante pour l’Egypte risque d’être affectée.

Le poids du tourisme

Le tourisme représente 11% du PIB égyptien. Avant la chute du président Moubarak, l’Egypte accueillait presque 15 millions de visiteurs par an. L’an dernier ce chiffre était légèrement sous les 10 millions.

Mais il faut également prendre en considération la contribution des seuls touristes russes dont 1,6 millions se seraient rendus en Egypte sur les 7 premiers mois de l’année.

Les conséquences de cet acte, comme pour les attentats en Tunisie, visent aussi à contribuer à la déstabilisation de l’Etat égyptien en affaiblissant ses ressources économiques…

Les problématiques russes

Depuis les premiers instants où cette catastrophe a été connue les autorités russes, de l’aviation civile, ou politiques, se sont montrées très prudentes quant à la probabilité des causes.

« Cette revendication ne peut être considérée comme exacte » a très rapidement répondu le ministre russe des transports, à la revendication de l’Etat Islamique. Tant la relative faiblesse du verbe «considérer » dans un démenti énergique, que la particularité de la forme passive de la phrase, montrent à la fois l’embarras de ne pas rejeter une hypothèse probable, et le souci de la minorer.

Si l’attentat se confirmait dans les prochains jours, sa perpétuation seulement un mois après le début des frappes russes en Syrie crée un lien fort de cause à effet, ce que les autorités russes cherchent naturellement à minimiser.

Les frappes militaires nombreuses en un mois, la diversité des moyens militaires déployés, et le début de négociations internationales trois semaines seulement (!) après le début de ses actions militaires plaçaient la Russie dans une position et une dynamique favorable.

En quelques minutes cette position avantageuse, vient de se voir singulièrement entamée, quelques semaines seulement après avoir été mise en place.

27 ans après Lockerbie, ce n’est pas un avion américain qui est détruit, mais un avion russe.

Qui aurait pu imaginer un tel retournement dans les conflits qui continuent d’agiter le monde