Réseaux de données, vers une stratégie européenne globale ?
Article paru sur le site de La Tribune le 28 décembre 2020
Le Portugal, prochain pays appelé à présider l’Union, veut une stratégie européenne dans le domaine des réseaux de câbles. Cette infrastructure sous-marine est un élément clé, économique et stratégique de l’avenir européen. Ce nouveau volet viendrait compléter la stratégie numérique mise en place par Bruxelles. Elle nous rappelle aussi les combats autour des réseaux sur le flanc est de l’Europe.
Le Portugal a préparé un plan visant à conforter et sécuriser les réseaux de câbles sous-marins reliant l’Europe au reste du monde. Lisbonne peut compter sur le soutien politique de plusieurs pays impliqués dans cette vision, la France devrait y jouer un rôle.
Mais en dehors de son tour de présidence à la tête du Conseil Européen, quelles sont les motivations portugaises à s’impliquer dans ce domaine ?
Un passé très connecté
Tout d’abord, avant l’Histoire, il convient de considérer la géographie. Le positionnement du Portugal place ce pays à un absolu carrefour. Il occupe en effet une position privilégiée vis-à-vis de l’autre côté de la façade atlantique, tant de l’Amérique du nord que de l’Amérique du sud. De plus, il est l’ultime territoire pour les pays du nord de l’Europe, vers le continent africain. Enfin, sans être sur la façade méditerranéenne, il en est néanmoins très proche.
En conséquence, cette position carrefour va très tôt donner au Portugal une place privilégiée dans l’organisation des réseaux de câblage sous-marin. Dès 1870 ce pays a été relié au Royaume-Uni, par un premier câble télégraphique.
L’Histoire et la technologie ont poursuivi leurs chemins, et à ce jour le Portugal dispose de 10 amarres pour des systèmes optiques sous-marins. Il est ainsi le seul pays à disposer de connections directes avec tous les continents, à l’exception de l’Antarctique.
On comprend mieux dès lors les raisons qui motivent le Portugal à s’impliquer dans un tel projet.
Une vision globale vraiment stratégique
Lisbonne considère les réseaux de câbles sous-marins comme le grand absent des préoccupations européennes dans le cadre d’une stratégie numérique globale. Ces réseaux constituent pourtant le lien essentiel des échanges internet dans le monde ! Le Portugal veut donc la mise en place d’un plan d’investissement pan-européen, afin que l’Europe installe ses propres câbles sous-marins, et améliore ses infrastructures numériques continentales.
Cette stratégie aboutirait alors à un vaste plan industriel visant à augmenter les réseaux de connections entre les pays européens, ainsi que les liaisons entre l’Europe et les autres continents. Un tel projet serait, à l’évidence, un accélérateur de croissance pour l’industrie européenne des télécoms.
Un 4ème pilier numérique verrait ainsi le jour, après celui du « Cloud » souverain, contenu dans le plan Gaia-X présenté en début d’année par le ministre allemand de l’Économie, et les 2ème et 3ème pilier que constituent « l’Acte pour les Services Numériques » et « l’Acte pour les Marchés Numériques » présentés par la Commission Européenne, le 15 décembre.
Grâce à l’apport de la vision Portugaise, l’Europe disposerait alors d’un dispositif stratégique global autour du numérique :
- Sécurisation et développement des réseaux câblés ;
- Mise en place d’un « Cloud » souverain ;
- Modération des contenus web, de façon plus efficace ;
- Freinage de la stratégie hégémonique des grands acteurs d’Outre-Atlantique.
Ces enjeux géopolitiques ont été présentés dans un précédent article.
Ainsi, s’il n’y a pas eu de vision globale au départ, au moins y-aurait-il la mise en place d’une stratégie globale à l’arrivée….
L’inconnu et les risques stratégiques
Avant les menaces sur les réseaux, il y a en effet une inconnue à prendre en compte : les conséquences du Brexit. Les volumes de données venant ou se dirigeant vers la Grande-Bretagne, pourraient éventuellement faire l’objet de la part des autorités Britanniques de nouvelles dispositions, à visée juridique ou sécuritaire….
Mais à côté de cette inconnue, il existe de réels risques et considérations stratégiques. Ainsi lors d’une réunion de l’OTAN, réunissant les ministres de la Défense des pays membres, au mois d’octobre, la protection des réseaux de câbles sous-marins a été un des sujets de l’ordre du jour. L’intérêt de la Russie dans le domaine cyber est connu, et ces réseaux représentent des points de passage à potentiel hautement disruptif.
Les Etats-Unis, principal membre de l’OTAN, ont ajouté sous l’autorité du Département d’Etat, les réseaux de câbles sous-marins, à leur liste d’infrastructures stratégiques pouvant être l’objet de visées chinoises… L’Europe doit également intégrer ce risque.
Mais pour les autorités européennes, il y a une autre considération, à savoir, la position croissante des géants américains du Web, Facebook, Amazon, dans le développement de leurs propres infrastructures. La maîtrise par l’Europe de ses infrastructures numériques apparaît comme une nécessité de long terme. Ces éléments stratégiques donnent un relief et une importance certaine aux tensions et combats qui se déroulent sur le flanc est de l’Europe, dans le Caucase-sud.
Le combat des réseaux en Géorgie
Cela peut sembler lointain, mais nous sommes aux portes de la Turquie, donc très proche de l’Europe. De plus à l’heure des méga-débits, ce ne sont plus les distances qui comptent, mais la connectivité et la vitesse. Une seule société géorgienne, Caucasus Online, détenait depuis 2008, la gestion du réseau de fibre venant d’Europe à travers la Mer Noire.
En 2018, le groupe azerbaïdjanais NEQSOL, établi aux Etats-Unis, en Ukraine, et également en Angleterre, prend la décision d’acquérir Caucasus Online.
Après avoir mené les contacts nécessaires avec les autorités gouvernementales géorgiennes des télécommunications, l’opération est finalisée en 2019. Mais depuis lors, le gouvernement géorgien, via l’autorité de tutelle, le GNCC, tente de revenir sur cette opération de nature privée, et préalablement acceptée. Au nom de quels intérêts… ? Gardons en mémoire que l’objectif de NEQSOL est de bâtir à partir des infrastructures de Caucasus Online un hub de communication vers l’Asie… sans passer par Moscou… !
Suite d’obstacles et demande d’arbitrage international
Afin d’essayer de revenir à la situation antérieure, le gouvernement géorgien, sans base juridique valable, a fait introduire des amendements à la loi sur les Communications. Ces dispositions nouvelles lui ont permis, le 1er octobre, de faire nommer un « Special Manager » aux pleins pouvoirs, chez Caucasus Online. Fort de ses « pouvoirs spéciaux » il a déjà entrepris de s’opposer à la plainte déposée par la société auprès des tribunaux géorgiens… ! Cela s’apparente en réalité à une expropriation, puisque le propriétaire en titre, NEQSOL, ne peut plus exercer son autorité sur une structure lui appartenant juridiquement.
La société NEQSOL s’est donc résolue à porter le litige devant le CIRDI (Centre International pour le Règlement des Différents relatifs aux Investissements) basé à Washington, créé en 1965, et dépendant de la Banque Mondiale.
L’intensité d’un tel litige exprime naturellement la puissance des intérêts en jeu. Cela se passe aux portes de l’Europe. Les réseaux européens sont connectés avec le Caucase. Nous avons ici le signe de l’importance de ces enjeux, et donc l’absolue nécessité pour l’Europe d’établir clairement ses règles, et de mettre en place les moyens de les faire respecter.
Le Portugal a pleinement raison de vouloir faire ajouter un 4ème pilier aux dispositifs européens concernant le numérique et ses réseaux. La Géorgie illustre l’apprêtée des rivalités possibles dans le domaine des réseaux de fibre, internationaux. Le Portugal donne à l’Europe, avec ce projet, une impulsion stratégique de toute première importance pour le futur technologique européen, et sa nécessaire souveraineté.