Que la Russie et la Chine mettent en avant le déclin de l’Occident est quand même paradoxal
Article paru sur The Epoch Times le 25 avril 2023
Gérard Vespierre est chercheur associé à la Fondation d’Etudes du Moyen-Orient et fondateur du média web Le Monde Décrypté. Dans cet entretien, il analyse pour The Epoch Times l’actualité internationale.
The Epoch Times : Une actualité a récemment secoué les relations internationales : la fuite de documents classifiés américains émanant apparemment du Pentagone et liés à la guerre en Ukraine. Selon le Pentagone, cette fuite de documents pose un risque « grave » à la sécurité nationale des États-Unis. Qu’en est-il précisément ? surtout aujourd’hui ? Cette fuite peut-elle compromettre les actions des Américains et plus généralement des Occidentaux en Ukraine ?
Gérard Vespierre : Effectivement, il est intéressant de constater que tout ce qui concerne les informations confidentielles attire les regards et il y a peut-être eu de la part des services impliqués, un souci de diminuer l’effet de choc. Sur ce sujet bien précis, il y a un certain nombre de réflexions à avoir. Premièrement, où se place la personne, Jack Teixeira, qui est apparemment responsable de cette fuite ? Il n’est pas un membre du Pentagone directement. Il n’est pas à Washington. Il n’est pas membre d’une des cinq armes, à savoir : Air, Terre, Mer, Marines et la Space Force. Non, il est membre de la Garde nationale, il est par conséquent assez loin des problèmes directement opérationnels. Bien sûr, la garde nationale a une composante terrestre, une composante aérienne dont il fait partie, mais ce n’est pas normalement une force à impliquer et à appeler en cas de conflit de premier niveau.
Deuxièmement, c’est un jeune homme qui est en poste ou qui est rentré dans la garde nationale aérienne du Massachussets seulement en 2019. Il a en réalité peu d’expérience dans le poste. En outre, Jack Teixeira avait accès à des informations sensibles se situant en dehors de sa zone de responsabilité et cela pose un vrai problème d’architecture du réseau de dissimulation de l’information confidentielle américaine, donc à l’extérieur de Washington, et dans les différents bureaux de renseignement des différentes armes.
Sur la situation ukrainienne, on n’a pas appris des choses qui soient vraiment exceptionnelles. La consommation massive d’armement par l’Ukraine est une chose évidente.
Nous étions au courant quant aux 10.000, 15.000, 20.000 obus tirés par jour. Effectivement, ni les Etats-Unis, ni l’Europe n’étaient préparés à alimenter un pays, l’Ukraine, pendant 400 jours avec des rythmes de bombardement d’artillerie de ce niveau, ce n’est pas une surprise. Nous ne sommes effectivement pas formatés, sur le continent européen pour faire face à une guerre classique de cette ampleur puisque nous sommes sous le parapluie nucléaire américain.
Cependant, il y a un autre dossier qui apparaît dans ces fuites : le dossier irano-israélo-américain, ultra-sensible, puisque derrière il y a le nucléaire iranien.
Il y a un coup de projecteur sur ce dossier-là, par ailleurs à contre-courant des développements les plus récents de ces derniers jours, puisqu’il y a reprise des négociations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, les deux grands rivaux de la région. Toutefois, entretenir des relations diplomatiques ne veut pas dire que l’on est alliés. On peut avoir des relations diplomatiques en étant ennemis. On a vécu cela depuis que le monde est monde.
Mais ce dossier moyen-oriental est un dossier hyper sensible étant donné que le pouvoir iranien est dos au mur, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue du soutien populaire. Par conséquent, il pourrait être amené à prendre des risques sur le plan nucléaire, ce qui n’est pas souhaitable. Il faut absolument retenir que ce dossier est très, très sensible.
Quels sont vos sentiments par rapport à la guerre en Ukraine et aux ambitions de Poutine ? Concernant la stabilité du continent, notamment au regard des « gages de sécurité » visant l’OTAN, que la Russie a réclamé dans deux documents en décembre 2021…
Je dirais qu’il faut distinguer deux choses : le déclaratif et le réel. Pour ce qui est du déclaratif du pouvoir russe, il y a la mise en avant d’une histoire commune, l’histoire de l’empire russe vis-à-vis de l’Ukraine et qu’il faut reprendre les possessions d’autrefois. Autre déclaratif, l’Ukraine serait nazie, il faudrait la dénazifier et lancer une opération préventive parce que l’OTAN et l’Ukraine préparent une attaque contre la Russie. Donc, nous avons ici les déclaratifs.
Pour ce qui est du réel, il faut revenir à un discours prononcé par Vladimir Poutine en mai 2022 à Saint-Pétersbourg dans lequel il a justifié l’intervention russe en Ukraine en disant qu’il était impossible, impensable que s’installe à la frontière russe une vitrine slave qui aurait des options politiques, donc de liberté économique, d’anticorruption, d’État de droit, de démocratie et des visées sur l’Union européenne. En résumé, des éléments totalement opposés au système politique intérieur russe et qui représenteraient une menace politique pour la Russie de Poutine. Il n’est pas possible de permettre au peuple russe d’avoir envie de tout cela.
Il n’était donc pas question d’accepter cela à la frontière russe, une frontière transparente et invisible. On traverse une rue ou on traverse un champ et on passe de l’Ukraine à la Russie et de la Russie à l’Ukraine.
Il faut noter que malgré la richesse en pétrole, en gaz, en uranium, en céréales, etc., le salaire moyen russe est autour de 400 euros par mois. Par ailleurs, toutes les décisions sont prises par le pouvoir central qui distribue des banques, des usines ou des contrats d’États à des hommes qui font partie du sérail, qui sont près du pouvoir suprême, les fameux oligarques. Les oligarques sont faits pour le pouvoir et sont créés par le pouvoir. Mais ceci est de façon surprenante la continuité du pouvoir tsariste.
À titre d’exemple, en 1897, le Tsar Nicolas II a décidé de faire un recensement en Russie. Il a voulu lui-même remplir le document de recensement. Il était demandé la profession de la personne recensée. Et que pensez-vous que Nicolas II ait mis comme profession ? Il aurait pu écrire « Tsar de Russie ». Eh bien non, il a indiqué « Propriétaire de la Russie ». Sous une autre forme de traduction, « maître du terrain russe ».
Et voyez-vous, 1897, la période communiste, 2000, 2010, 2020, le Tsar, le leader soviétique ou le président russe ont toujours décidé de la même manière. Ils sont propriétaires de la Russie et la violence perdure. On l’a vu récemment avec la condamnation à 25 ans de prison de l’opposant à Poutine, Vladimir Kara-Mourza pour délit d’opinion.
Mais je voudrais encore prendre plus de recul et rappeler une chose qui pour moi est essentielle, surtout pour bien distinguer le système politique russe des autres systèmes. C’est la violence. Elle règne au sein du système politique russe depuis bien longtemps.
Ajoutons, avec ironie, que le degré de violence est tellement élevé, que même Vladimir Poutine se protège d’une possible action violente. Il se déplace en train blindé et non pas en avion, et chacun de ses bureaux à Saint-Pétersbourg, ou au Kremlin ou à Sotchi, est absolument identique, afin d’éviter de faire savoir dans quel endroit il se trouve, lors des émissions de télévision diffusées depuis son bureau. Nous sommes dans un système radicalement différent de celui souhaité par les Ukrainiens.
Selon vous, depuis le début du conflit russo-ukrainien, la réponse française a-t-elle été à la hauteur ? Comment voyez-vous le conflit évoluer et que devrait faire la France pour s’y préparer ?
Entre la France et l’Ukraine, il y a le visible, le moins visible et l’invisible. Il est donc difficile d’avoir une vue globale quand on est à l’extérieur.
Pour ce qui est du visible ou de l’audible, ce sont les déclarations du président de la République, du soutien total à l’Ukraine et donc de la condamnation de l’invasion russe.
C’est aussi l’envoi direct d’armement de qualité, les canons longue portée CAESAR. 18 ont été envoyés l’an dernier. Les Ukrainiens ont disposé d’armements français très appréciés, de haute précision. N’oublions pas que leurs obus sont envoyés à environ 50 kilomètres, avec une précision de quelques mètres. Deuxièmement, la France a aussi livré des chars légers, les fameux AMX-10 RC, qui vont permettre d’accompagner les chars lourds. Et il y a bien évidemment la fourniture d’équipements de défense anti-aérienne, de façon à minimiser les frappes de missiles de croisière, les frappes d’avions et d’hélicoptères sur le territoire ukrainien de la part de l’armée de l’air russe. Puis il y a des équipements de protection individuelle pour les soldats.
Une autre information majeure est la visite, ce mois-ci, du chef d’état-major des armées françaises, le général Burkhard, à Kiev.
S’il y a des échanges à aussi haut niveau, on rentre, comme je l’ai dit tout à l’heure dans le « moins visible » ou « l’invisible » qui peut avoir la forme de renseignement électromagnétique, d’imagerie spatiale, etc. Tout en sachant et en reconnaissant ou en estimant que les Etats-Unis fournissent dans ce domaine un support incomparable, 24h sur 24.
Pour savoir comment peut évoluer le conflit, je dirais que la situation est actuellement pour la Russie insatisfaisante. La situation est insatisfaisante parce que l’armée russe a reculé sur 3 fronts, Kiev, Kharkiv, et Kherson.
Si nous regardons la carte du mois de mars 2022 et la carte du mois de mars-avril 2023, on voit que les fronts ont été complètement modifiés pour maintenant constituer une seule bande de territoire sur plus de 800 kilomètres de long de Kherson (proche de la Crimée) jusqu’au nord du Donbass.
Le chef de la milice Wagner Yevgeny Prigozhin a récemment déclaré, à sa manière, que la situation est satisfaisante, en disant que la guerre doit s’arrêter parce que les forces russes ont accompli ce qu’elles voulaient. Et je crois que c’est une position très habile en particulier dans l’hypothèse d’une offensive ukrainienne.
N’oublions pas que les Ukrainiens ont désormais les moyens de mener une offensive avec des centaines de chars lourds, et légers, mais ce dont on parle très peu, ce sont environ 1000 véhicules blindés. Des transports blindés bien équipés, avec un système antichar, des mitrailleuses, pouvant transporter de 8 à 10 fantassins, et donc constituer une force de manœuvre d’infanterie mécanisée, juste derrière les chars.
Pour finir, où cette projection d’offensive pourrait-elle bien avoir lieu ? Il est à mon avis très tentant, quand on regarde la carte, de constater premièrement que sur le front actuel, la profondeur s’établit entre 150 et 200 kilomètres. Ce territoire a très peu de profondeur, c’est -à-dire qu’il correspond à peu près à une demi-journée de char, bien entendu, sans combat. Il n’y a donc pas actuellement de profondeur stratégique russe sur le front ukrainien et ça c’est fondamental.
L’offensive pourrait avoir lieu près de la Crimée. Il y a deux façons de contrôler la Crimée ou d’exercer une pression sur la Crimée. Il y a soit la conquête, soit l’isolement. Et donc, si on regarde cette option, l’isolement de la Crimée, il serait très tentant de mener cette offensive vers non pas Marioupol, mais vers une ville moins connue qui s’appelle Melitopol. Melitopol se situe à peu près à 40 kilomètres de la mer d’Azov. Donc effectivement, on est très près du bord de mer et c’est un nœud logistique et de communication ferroviaire et autoroutier. Cela signifie qu’en prenant Melitopol, l’armée ukrainienne isolera, d’un point de vue ravitaillement, tout le sud du front russe en Ukraine, et cela suffit pour mettre le pouvoir politique russe en difficulté sur la Crimée. N’oublions pas que dans le dessein de réponses occidentales à la Russie, il ne s’agit pas de faire perdre la Russie. L’Occident souhaite un changement de dirigeant. Il s’agit dans une première phase de négocier et ensuite de revenir à des temps, et des termes économiques apaisés avec la Russie.
Vladimir Poutine, l’homme qui nous a menti, l’homme qui a créé cette guerre avec plus de 300.000 morts et blessés, ne peut pas être considéré comme un interlocuteur valable.
Russie et Chine aiment mettre en avant le déclin de l’Occident, comment voyez-vous le rôle de la France sur la scène internationale ?
Que la Russie et la Chine mettent en avant le déclin de l’Occident est quand même paradoxal, déjà dans le temps présent et encore plus dans le temps lointain.
Il faut quand même savoir que la population soviétique était de 290 millions d’habitants et que la population russe, au moment de l’éclatement de l’Union soviétique, est descendue à 149 millions d’habitants, en perdant seulement 20 % de son territoire en passant de l’Union soviétique à la Russie. Donc en perdant quatorze républiques devenues indépendantes, la Russie a perdu un peu plus de la moitié de sa population, sur laquelle le Kremlin avait le pouvoir. Avec la guerre et les premières mobilisations, le pays se rapproche des 140 millions. Pour donner une idée plus précise, il y a, à ce jour, plus de Français et d’Allemands réunis que de Russes. On parle de puissance russe mais c’est en réalité une puissance pauvre. Le PIB russe se situe actuellement entre celui de l’Italie et de l’Espagne, soit 1650 milliards de dollars.
Finalement, la tentative du pouvoir russe visant à récupérer la totalité du territoire ukrainien était aussi une façon d’augmenter sa population d’une quarantaine de millions d’habitants. La baisse de la population est en effet un cauchemar pour le Kremlin et jamais, depuis fin 1999 qu’il est au pouvoir, Vladimir Poutine et son gouvernement n’ont trouvé de solution à ce problème. Le plus grand territoire du monde — 17 millions de kilomètres carrés — est contrôlé actuellement par 144 millions d’habitants. Dans quelques années 140 millions. La Russie, si rien ne change, va vers 130 millions d’habitants. C’est impossible, impensable, de pouvoir conserver le contrôle d’une telle superficie de territoire surtout quand vous avez plus de 4000 kilomètres de frontière commune avec la Chine. Le risque sibérien est énorme. Il y a des entrées chinoises en Sibérie tous les jours.
Si nous regardons désormais du côté chinois, pour la première fois, à la fin de l’année 2022, la Chine a reconnu que sa population avait commencé à décroître, et ce phénomène va s’accélérer. Il est le fruit de pratiquement deux générations d’enfants uniques. C’est-à-dire que le déclin de la population chinoise est inscrit dans le marbre de la pyramide des âges en Chine. Nous allons donc voir une Chine qui a atteint le milliard 400 millions d’habitants redescendre vers le milliard 300 millions d’habitants.
On va ainsi assister au croisement de deux courbes, c’est-à-dire que le grand ennemi de la Chine, l’Inde, plus grande démocratie du monde, va devenir le pays le plus peuplé du monde en 2023 et le restera pour tout ce siècle.
Nous assistons aussi à un vieillissement accéléré de la population chinoise. Il faut savoir qu’en l’an 2000, il y avait à peu près 5 % de la population qui avait 65 ans et plus. Actuellement, on est à 20 % de la population qui a 65 ans et plus. On va être donc à 25 % en 2030, et on avance vers les 30 % de la population. Cela se traduira par un rétrécissement du marché du travail qui conduira à une augmentation du prix de la main-d’œuvre, donc une inflation salariale et un affaiblissement régulier de la compétitivité chinoise.
De plus, quand vous êtes retraité, vous avez des revenus inférieurs. Cela veut dire que le marché intérieur économique chinois va se rétrécir, d’où la stratégie des routes de la soie déclenchée il y a une dizaine d’années. Les marchés extérieurs deviennent une absolue nécessité quand vous savez que votre marché intérieur va se rétrécir. Mais cela va devenir pour elle de plus en plus difficile de séduire les marchés extérieurs parce qu’elle apparaît comme un pouvoir de contrainte, un pouvoir contraignant vis-à-vis de Hongkong, un pouvoir de contrainte militaire vis-à-vis des Ouïghours, et un pouvoir de contrainte et de militarisation vis-à-vis de Taïwan. Vous ne pouvez pas réellement étendre votre commerce et séduire si vous êtes une puissance contraignante. Vous séduisez avec Hollywood, le cow-boy Malboro ou le Coca-Cola et le hamburger. Vous pouvez attirer avec un mode de vie, mais par-dessus tout, un rêve. Qui veut vivre en Chine ? Personne.
Quels sont les Chinois qui vont aller faire leurs études aux Etats-Unis ? ils sont très nombreux. Quels sont les Russes qui veulent aller vivre en dehors de la Russie ? ils sont très nombreux aussi.
Eu égard à la situation démographique de la Russie et de la Chine, nous allons assister à un retour en force de l’équilibre démocratique, un retour en force des États-Unis et donc un retour de l’Empire — ce n’est pas une prévision mais une probabilité. Nous avons connu le summum de la puissance américaine avec le premier débarquement de l’homme sur la Lune. Nous assisterons prochainement au débarquement de la première femme sur la Lune. Cela sera un tremblement de terre, sur Terre, si j’ose dire, notamment dans les sociétés très conservatrices, peu respectueuses des droits des femmes.
Pour ce qui est du rôle de la France, je crois que nous sommes dans le malheur français. Le malheur français, c’est l’émotion, c’est aussi l’idéologie, par rapport à l’approche qui devrait être la nôtre, l’approche cartésienne. Descartes a créé et mis au point trois principes de rationalité et d’approche méthodique des problèmes, « les trois principes de Descartes ». On a vaguement conscience de ce qu’ils sont. Vous n’avez pas un étudiant sur 10.000 en France qui soit capable de les citer, au pays de Descartes ! Nous sommes dans la lumière et nous sommes le peuple le plus loin de la lumière actuellement. La plus grande faille de la France, c’est de ne pas avoir, pour revenir dans le domaine géopolitique, une analyse stratégique de sa propre situation, digne de ce nom. Une analyse stratégique, géopolitique, mais aussi une analyse stratégique industrielle, comme ce qui a été fait en Allemagne.
Dans un bon nombre de branches, nous faisons des efforts, mais il n’y a pas suffisamment de vision globale et architecturée. Et donc on retrouve cette difficulté dans l’expression de nous-mêmes puisque nous ne savons pas qui nous sommes, nous ne voulons pas savoir. Nous ne voulons pas voir où nous allons non plus. Donc nous sommes en errance et nous sommes dans le déclaratif. On a encore pu le constater récemment avec les propos du président Macron en Chine en disant qu’il ne faut pas être suivistes vis-à-vis des Américains.
Nous sommes un pays de 68 millions d’habitants. Une puissance nucléaire certes, mais nous avons seulement 270 têtes nucléaires. Ce ne sont pas 270 têtes nucléaires qui vont tenir tête à la Russie qui en a 5000. Ce sont donc les 4500 têtes américaines. Ne pas vouloir le reconnaître, c’est perdre du temps parce que cela nous conduit à faire de mauvaises analyses. Notre échange nous amène à parler de défense stratégique européenne. Comment peut-on avoir une défense stratégique européenne, quand nous n’avons pas franchi l’étape préalable, c’est-à-dire une diplomatie européenne. La guerre, c’est la diplomatie ou c’est la politique, poursuivie par d’autres moyens, donc pour avoir une stratégie militaire commune, il faut avoir une stratégie diplomatique commune, et cela commence par la France. Cela commence par le fait que nous avons l’absolue nécessité d’identifier, de faire savoir, quelles sont nos propres stratégies et d’encourager à ce moment-là nos partenaires européens à faire ce même exercice dans un cadre européen. Et ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons, à ce moment-là, envisager l’ultime étape, si elle est possible, d’une défense stratégique européenne.
Nous avons 2 millions de nos concitoyens dans l’Indo-Pacifique. C’est quand même extraordinaire de dire que, s’il y a un changement autour de Taïwan, on va y réfléchir. C’est un double discours de circonstance parce que dans la réalité, la France participe militairement depuis des années à ce que l’on appelle des FONOPs (Freedom of Navigation Operations) qui sont des opérations internationales militaires avec les États-Unis, où la France envoie des navires militaires en mer de Chine, dans le détroit de Taïwan. Je crois que nous ne savons pas comment nous nous appelons… nous manions l’ambiguïté.
Pensez-vous que la déclaration du chef de l’État encourageant la France et l’Europe à ne pas être « suivistes » vis-à-vis de l’Amérique ne va pas abîmer nos relations avec nos alliés américains et occidentaux ? Est-ce une revanche ? On se souvient de l’affaire AUKUS.
La Maison-Blanche a été très, très prudente dans ses réactions. N’oublions pas la scène politique intérieure française. Ce regain gaullien est peut-être le résultat d’une arrière-pensée concernant la scène politique intérieure française. Emmanuel Macron a besoin d’une majorité pour ses futurs projets et donc avec cette déclaration, il donne des gages gaulliens à un parti qui pourrait rejoindre ou s’allier avec la majorité présidentielle.
Pour ce qui est de la potentielle revanche vis-à-vis du dossier AUKUS, je n’y crois pas parce que le projet des sous-marins australiens était architecturé. La décision australienne remonte à des études datant de 2009. À ce moment-là, l’Australie a fait le choix d’une propulsion diesel pour le renouvellement de ses sous-marins. Et à partir des années 2012-2013, ils se sont rendu compte, et c’était difficilement perceptible, que la Chine accélérait son programme militaire global et surtout son programme maritime. En 2015, les Australiens ont commencé à écouter les Britanniques et les Américains sur le fait qu’ils avaient en effet besoin d’armements beaucoup plus puissants et autonomes dans la mesure où le voisin chinois avait élevé son niveau d’armement. Il y a en effet toute une stratégie, toute une architecture sur ce dossier, justifiant que l’Australie se dote de sous-marins nucléaires. Une réaction, émotionnelle, deux ans après, serait complètement inappropriée, d’autant plus qu’il a eu depuis, des gestes significatifs de réconciliation entre l’Australie et la France.