Russie : comment le Kremlin contribue involontairement au succès de Navalny
Article paru sur La Tribune le 24 mars 2021
L’arrestation et la condamnation d’Alexeï Navalny ont entraîné des manifestations dans un grand nombre de villes russes. Or ce qui agite la Russie résulte de causes plus profondes. La rupture progressive du pacte social informel né avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a créé une déception devenue aujourd’hui un terrain fertile pour l’action d’Alexeï Navalny. Et Les décisions du Kremlin prises contre lui favorisent la propagation du mouvement.
Une bonne compréhension de la dynamique crée par l’opposant Alexeï Navalny nécessite de suivre les 3 étapes que la Russie a successivement connu au cours des 3 dernières décennies : les 10 années suivant la chute de l’URSS, les 14 premières années de Vladimir Poutine et les ruptures à l’œuvre depuis 2013.
La disparition de l’URSS
L’éclatement de l’empire soviétique a provoqué durant la période 1990-2000 un effondrement de l’appareil militaire, par manque de moyens économiques. Le déclin du poids militaire de la Russie a été accompagné par la dissolution du pacte de Varsovie en 1991, matérialisant ainsi la disparition de son alliance militaire avec les pays de l’est de l’Europe.
Avec 150 millions d’habitants dans son nouveau périmètre géographique, la Russie s’est alors retrouvée amputée de la moitié de sa population de 300 millions de citoyens soviétiques. Elle était d’un point de vue démographique irrémédiablement distancée par les États-Unis et ses 250 millions d’Américains. Total effondrement de puissance, de rayonnement, et donc de fierté. Ce premier déclin allait être accompagné d’un second, économique celui-ci.
Les années de plomb de la décennie 1990
Le repli économique a été principalement lié à la baisse d’activité du secteur énergétique. Sur la période 1990-1999, la production de pétrole a baissé de presque 40% ! Cette situation fut aggravée par une baisse de 20% du prix du baril passé dans la période, de 24 dollars à 19 dollars !
Plus globalement, le PIB annuel russe a diminué sur 8 des 10 années de cette période! Seules les années 1997 et 1999 ont enregistré une croissance du PIB.
En conséquence, le chômage a augmenté passant de 4,7% à 12% de la population active, avec une forte disparité régionale. Cette situation de chômage élevé a été d’autant plus mal vécue que les pratiques économiques du système soviétique aboutissaient à un fort taux d’emploi..
A la fin de la décennie 1990, la population russe espérait donc un réel et profond changement de situation. En premier lieu, elle demandait une amélioration substantielle de son niveau de vie et, en second lieu, elle attendait le retour d’une reconnaissance de la puissance russe, après le démantèlement complet de la puissante URSS.
Ainsi, la hausse du niveau de vie et le renouveau du prestige national allaient constituer les deux premiers volets d’un potentiel pacte, en trois volets. Quel était le troisième élément de ce pacte ?
Une attente de changement politique, et, s’il le fallait, un retour à une forme de pouvoir autoritaire, continuant de limiter les libertés individuelles, si tel était le prix à payer pour retrouver un niveau de vie décent et la fierté nationale.
Il ne restait qu’à donner vie à ce pacte informel en 3 volets. Cela allait se produire avec l’arrivée d’une nouvelle équipe et d’un nouveau dirigeant, Vladimir Poutine.
Un cycle de croissance de 13 années
Avec l’arrivée de ce jeune président de 48 ans, la Russie va connaître 14 premières années de résultats concrets répondant à la forte attente du peuple russe. Les planètes sont alors alignées pour Vladimir Poutine.
Dans le domaine de l’énergie, les prix du baril vont pratiquement être multipliés par 6 entre 1999 et 2014, passant de 19 dollars à 108 dollars. Contrairement à la précédente décennie, la Russie va augmenter sa production de pétrole de plus de 50%. Les revenus issus des hydrocarbures vont être multipliés par 10. Ce premier cycle de la « période Poutine » offrira au pays un taux moyen annuel de croissance de 3,8% par an, pendant 14 ans… Une période en or.
Elle permettra de donner au rouble une relative stabilité, avec un très faible effritement de seulement 25% en 14 ans. Cette situation permettra d’afficher une très faible inflation, comprise entre 2,5 et 4,5%, limitée pour une situation de forte croissance, sur longue période.
Cette pluie de pétrodollars allait permettre à la Russie de moderniser son armement, terrestre, aérien et maritime. En point d’orgue, la crise en Ukraine, en 2014, a permis l’annexion de la Crimée, portant le sentiment national à son zénith. Le prestige national était de retour.
Dans les sondages du centre analytique Levada, le niveau de popularité de Vladimir Poutine allait atteindre des sommets. Le peuple russe acceptait le maintien d’un système de gouvernement autoritaire, le blason de la Russie étant redoré, et le niveau de vie de la population progressant régulièrement. Les 3 volets du pacte social, informel, étaient parfaitement respectés.
Mais quand le ciel reste bleu très longtemps, les nuages commencent à apparaître et à s’accumuler.
Les basculements de 2013 et 2014
Les années 2013 et 2014 vont marqué un point de rupture dans la croissance économique, et la stabilité du rouble.
Ce dernier a commencé à s’écarter de la parité de 40 roubles pour 1 euro quand Vladimir Poutine fin mai 2013 a officiellement annoncé que tout projet de rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne aurait des conséquences. En quelques jours, le rouble va perdre quelques pourcents. A l’automne, le décrochage dépassera les 10%. Les tous premiers glissements d’une longue série….
Cette même année 2013, le taux de croissance annuel ralentit à 1,7%. L’économie russe a commencé à décrocher un an avant la baisse des prix du pétrole. Les causes en sont le manque de stratégie et d’investissement en dehors des secteurs pétroliers et militaires, le manque de réformes dans le domaine du droit des sociétés, et la déperdition économique entraînée par la corruption.
La chute du prix du pétrole, débutée en septembre 2014, porte un coup sévère à l’ensemble de l’économie russe. Une troisième période commence.
La grande désillusion 2013-2020
Une croissance quasi nulle ces 8 dernières années (+ 0,2% en moyenne) et une dépréciation du rouble par rapport à l’euro de 55% ont annulé une grande partie des acquis des 14 premières années de Vladimir Poutine.
Cette dévaluation du rouble recrée alors une inflation qui va varier entre 5% à 15%. Cette situation a logiquement conduit à une hausse du taux d’intérêt de la Banque centrale. Relevé à 17% en janvier 2015, il a été progressivement ramené à 4,50%. L’ensemble de ces facteurs ont donc conduit à un réel ralentissement économique, consommation et investissements, sur ces 8 dernières années.
Cette situation difficile pour les agents économiques l’est devenue également pour l’État et ses recettes basées à 40% sur le secteur énergétique. Il fut donc décidé une hausse de la TVA de 2% au 1er janvier 2019, facteur additionnel de hausse des prix et de baisse du revenu réel.
Les citoyens russes ont ainsi connu «13 glorieuses » liées à l’envolée des prix du pétrole et du gaz, entre 2000 et 2013, 13 premières années heureuses pour Vladimir Poutine. Depuis le fléchissement du taux de croissance, en 2013, accéléré par la baisse des prix du pétrole en 2014, les citoyens russes vivent une diminution de leurs revenus réels, sur longue période. A cela s’ajoute l’augmentation de 5 ans de la durée du travail, décidée en 2018.
Les sanctions internationales débutées avec l’annexion de la Crimée, et issues d’autres dossiers, allant du dopage des sportifs de haut niveau, à l’empoisonnement en Angleterre d’un ancien agent des services secrets, ont interrompu la reconnaissance internationale de la Russie. Régression économique et retour à la position d’accusé ont fortement érodé la fierté regagnée pendant les 14 premières années de Vladimir Poutine.
2020 Alexeï Nalvany sur le devant de la scène
La tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny, son arrestation, la mise en avant de la thématique de la corruption, ne surviennent donc pas à n’importe quel moment dans la vie sociétale russe.
Ces évènements se produisent quand le pacte social informel entre le pouvoir et le peuple n’est plus respecté. Pire, il est rompu depuis plus de 8 années. Il n’y a plus d’amélioration du niveau de vie, mais une longue régression. Il n’y a plus vraiment de fierté accrue d’être citoyen russe.
Quelle fierté tirer de l’intervention en Syrie ? N’a-t-on pas entendu dans les manifestations de 2018, contre le recul de 5 années de l’âge de départ en retraite, le slogan : « Nos retraites plutôt que la Syrie » ? Dans ces conditions, il n’y a plus de raisons d’accepter un pouvoir autoritaire et la limitation des libertés individuelles, puisque le pouvoir ne remplit plus sa part du contrat.
La popularité de l’opposant Navalny survient à une période où la lassitude économique a gagné le pays, et où le pouvoir mène une politique extérieure qui ne profite pas aux citoyens. A cela s’ajoute la crise chez le voisin biélorusse….
Le pouvoir, dans sa farouche volonté de se défendre qui à réprimer par la force, crée ce qu’il devrait redouter : la réunion de son opposition intérieure et de ses rivaux extérieurs. L’arrestation et la condamnation de Navalny ont entraîné immédiatement une condamnation officielle de la part des principaux pays occidentaux, et une demande de libération immédiate. Ainsi le Kremlin crée, par les médias et les circuits diplomatiques officiels, cette relation entre Navalny et les pays occidentaux qu’il condamnait et devrait redouter.
Quelles perspectives ? Une crise systémique ?
L’avenir est sombre. Le prix du pétrole va très probablement se stabiliser autour de 60 dollars, pendant la période de sortie progressive de la pandémie. La Russie, deuxième exportateur mondial, verra ses recettes générées par le pétrole et le gaz affectées à court et moyen terme. Rien n’a été prévu au cours des 15 années de forte croissance, de 2000 à 2014, pour sortir la Russie de son addiction aux matières premières.
Un autre facteur, très peu évoqué, est silencieusement à l’œuvre : la dénatalité et la baisse démographique inscrite dans l’inexorable pyramide des âges. En 1990, la tranche des 0-14 ans représentait 23% de la population. Une génération plus tard, en 2017, cette même tranche d’âge ne représentait plus que 17,4%. En parallèle, et pour les mêmes années, la population des plus de 65 ans constituait 10,3% de la population, et s’élève maintenant à 14,4%. La population russe a diminué de 113.000 personnes en janvier 2021 par rapport à janvier 2020 qui marquait déjà une diminution de 45.000 habitants par rapport à 2019. Une Russie au seuil des 140 millions d’habitants est en vue à la fin de cette décennie.
La situation économique ne s’améliorera pas dans les prochaines années, et le niveau de vie de la population va baisser ou au mieux stagner. Plus de 15% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les causes de cette situation sont profondes. Les conséquences le seront aussi. Elles continueront de s’exprimer dans le temps, avec maintenant un leader, et par tous les moyens dont le peuple russe dispose : les votes et l’abstention, la communication, et la rue.
Lors des prochaines élections législatives qui se tiendront en septembre sont proches, les partisans de Navalny, au premier rang desquels son épouse, conduiront probablement la stratégie du « vote malin ». Elle consiste, s’ils n’ont pas de candidat, à apporter leurs voix au représentant de l’opposition le mieux placé, même s’il appartient à « l’opposition officielle ». Une stratégie du « tout sauf le pouvoir en place » dont les résultats pourraient apporter de bons scores, et surprendre le Kremlin.
La répression des oppositions va se poursuivre et même s’accentuer. Réponse à court terme, elle ne peut l’être à long terme.
« Vous me mettez en prison pour essayer d’éviter que des millions d’autres descendent dans la rue. Vous ne pourrez pas emprisonner tout le pays », affirmait Alexeï Navalny, après sa condamnation.
L’opposant pourrait bien être devenu le poison du système Poutine.