Russie : Poutine perd la bataille du rouble
Article paru sur Latribune.fr le 9 octobre 2018
Vastes manœuvres militaires, avec la Chine et la Mongolie. Entretiens asiatiques à Vladivostok. Conférence à Téhéran sur la Syrie. La Russie se présente en acteur géopolitique mondial. Mais dispose-t-elle des moyens de ses ambitions ? Le peuple russe est fort mécontent du recul de 5 années de l’âge de la retraite. Et la monnaie russe ? Où en est-elle ?
La puissance d’un pays ne peut être, dans notre monde complexe, uniquement basée sur des capacités militaires. La puissance d’un pays, dans un 21e siècle de profonde mutation, énergétique, technologique, doit fondamentalement s’appuyer sur une économie puissante, et cette règle n’est pas nouvelle…
La puissance d’un pays peut se mesurer en nombre de divisions de blindés, d’ogives nucléaires, mais aussi plus prosaïquement dans son économie et plus encore dans la force de sa monnaie. Qui ne se souvient du Roi Dollar, et de l’Impérial Deutsche Mark des années 1960, jusqu’au passage à l’euro?
La Russie entend jouer un rôle de puissance géopolitique et militaire. Mais a-t-elle les moyens économiques de cette puissance dans le long terme…? Qu’en est-il par exemple de sa monnaie…? Comment le rouble a-t-il évolué au cours des dernières années, et en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine…?
Le rouble depuis l’an 2000
Le graphique ci-dessous visualise l’évolution du rouble par rapport au dollar. A l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, le rouble valait 3,5 cents US. Malgré la multiplication par 6 du cours du baril de pétrole brut, entre les années 2000 et 2014, en dollar courant, le cours de la monnaie russe a continué à s’affaiblir.
Pour une économie principalement assise sur les matières premières et en particulier énergétiques, pétrole et gaz, on aurait pu s’attendre, avec une telle progression du prix du pétrole, à constater une réelle embellie économique et en conséquence une amélioration du taux de change de sa monnaie.
Or c’est justement l’inverse qui se produit… Le rouble perd sur cette période 15% de sa valeur.
Après une période de stabilité de plusieurs années, autour de 3,5 cents US pour 1 rouble (en mettant de côté les variations liées à la crise monétaire de 2008), le taux de conversion du rouble a connu une première vibration négative, non pas au début du décrochage des prix du baril, en septembre 2014, mais dès juin 2013 au lendemain des premières menaces prononcées par Vladimir Poutine envers l’Ukraine. Si ce pays s’avisait de se rapprocher de l’Union européenne.. il fallait que l’Ukraine s’attende à des rétorsions ! Le rouble accusait alors une perte de 10%, 5 mois plus tard, à 3 cents US, 10 mois avant la chute des prix du pétrole.
Les acteurs économiques, les marchés financiers ont horreur des menaces, donc des incertitudes, et traduisent leurs craintes du futur par un taux de risque, dans ce cas, une décote du taux de change.
Quelles ont été les variations du pétrole pendant la gouvernance de Vladimir Poutine ?En quinze ans, de 1999 à 2013, c’est-à-dire de l’année précédant l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir à l’année précédant la chute de prix du baril de pétrole, ce dernier est passé du prix moyen annuel de 18 dollars (en 1999) à 108 dollars (2013). Pendant les 14 premières années de la gouvernance Poutine/Medvedev, le cours moyen du baril a été multiplié par … 6!
De plus, pendant cette même période le volume de pétrole brut produit par la Russie est passé de 6 millions de baril par jour à 10,5 millions de barils par jour… Des revenus du pétrole donc au total multiplié pratiquement par …10! Formidable accroissement de ressources… 14 années glorieuses en terme de revenus pour l’Etat russe, puisqu’un tiers de ses revenus provient de l’exportation du gaz et du pétrole… Le rouble aurait donc dû pendant cette période s’apprécier de façon substantielle…
Mais, l’arbre pétrolier n’est pas parvenu à cacher la forêt des réalités économiques. Au cours de cette même période, le rouble a en effet vu sa valeur passer de 3,5 cents US à 3 cents US soit une perte de 15%. Perte de valeur de la monnaie alors que le pays voyait ses revenus pétroliers multipliés par 10… On comprend dès lors beaucoup mieux l’impact de la baisse des prix du pétrole sur la valeur de la monnaie russe.
La période de la chute du prix du baril
Après cette période pétrolière très favorable allait survenir la révolution du pétrole de schiste aux Etats-Unis. Ces derniers par ce nouveau type de production pétrolière augmentaient leur production journalière moyenne, chaque année, à partir de 2012, de 1 million de barils par jour. Cet accroissement de production conduisit à une réduction des achats de pétrole de l’Amérique sur le marché mondial, donc à un excédent d’offre, et à son corollaire la baisse des prix à partir de septembre 2014.
Le graphique ci-dessous compare l’évolution du cours du baril de Brent (base 100 en septembre 2014) avec le cours du Rouble (base 100 à la même date). De cette date jusqu’à l’été 2017, soit pratiquement 3 années, le rouble et le cours du Brent suivent parfaitement, en parallèle, les mêmes évolutions.
Mais un décrochage et une inversion de tendance apparait à l’été 2017. Malgré la remontée continue du prix du Brent, le taux de change du rouble est resté stable (1,7 cent US) jusqu’au printemps de cette année, pour descendre à 1,4 cent US, en opposition avec la remontée du brut (rectangle bleu sur le graphique).
Les causes du décrochage
Comment expliquer cette absence de remontée de taux de change du rouble malgré la hausse continue du prix du pétrole… ?
Pendant l’été 2017, les Etats-Unis ont décidé de durcir leurs sanctions contre la Russie, en ciblant les sociétés russes du secteur de l’armement et de l’aviation, Rosoboronexport, kalachnikov, Sukhoï, Tupolev. Et ces dispositions sont d’autant plus impactantes qu’elles ne visent pas directement ces entreprises mais leurs clients qui pourraient avoir des liens avec les Etats-Unis. Les nouvelles dispositions de la loi américaine CAATSA, (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) proposent d’appliquer des sanctions à toute entreprise étrangère établissant des échanges commerciaux avec ces sociétés russes sous sanction, tout en bénéficiant de liens avec des entreprises américaines ou de financement en dollar.
Le secteur des ventes d’armement étant le principal secteur industriel d’exportation après le pétrole, les conséquences économiques ont été un nouvel affaiblissement de la monnaie russe, en décrochant par rapport au baril.
A cela il convient d’ajouter que le cours du rouble n’a pas été dans la période 2016-2018 la priorité du gouvernement. L’objectif numéro un a été de faciliter la reprise de l’économie russe par une baisse des taux d’intérêt. En effet, pendant cette période de deux années, la banque centrale russe a fait passer son taux de 11% à 7,25% par des baisses alternativement de 25 ou 50 points de base, et ceci en moyenne toutes les 6 semaines. Une telle stratégie baisse le rendement monétaire, donc ne favorise pas l’achat ou la conservation de roubles.
Les causes de l’inversion
Une nouvelle phase apparaît au printemps 2018. Malgré la remontée du prix du pétrole, le rouble continue de s’affaiblir, une situation encore jamais rencontrée.
A la situation économique russe de faible croissance (1,7% en 2017) vont venir s’ajouter les conséquences de deux situations politiques l’une américano-russe, l’autre… anglo-russe, nommément les conséquences des ingérences russes dans l’élection présidentielle, et la tentative d’assassinat sur le sol britannique de l’ex-agent russe Sergueï Skripal.
Dans un rapport, la commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes indique qu’il est nécessaire de renforcer les sanctions nationales et internationales, contre la Russie et que la « taille des marchés financiers londoniens et leur importance pour les investisseurs russes donnent une emprise considérable au Royaume-Uni sur le Kremlin ». De telles prises de position ne peuvent avoir que des répercussions négatives sur le rouble.
Dans le domaine pétrolier, ExxonMobil annonce le 1er mars sa décision de se retirer de ses projets communs avec la société russe Rosneft. Ce retrait s’accompagne d’un versement de 200 millions de dollars, en dédit de cette annulation de contrat. Ces deux géants des hydrocarbures avaient signé en 2011 un partenariat stratégique et avaient multiplié ensuite les projets communs à l’étranger, comme en Russie.
ExxonMobil justifie sa décision par le renforcement des sanctions américaines ces derniers mois, sur fond d’accusations d’ingérence dans la présidentielle américaine de 2016, le dirigeant de Rosneft, Igor Setchine étant de plus, un proche de Vladimir Poutine. Perspective négative sur la principale richesse russe, les hydrocarbures, et donc impact sur la monnaie russe.
Mais l’impact le plus significatif est intervenu quelques semaines plus tard, au début du mois d’avril. Bien qu’étant accusé de faiblesse vis-à-vis du Kremlin, le Président des Etats-Unis a annoncé le 6 avril un ensemble de mesures contre 14 entreprises russes et 24 de leurs dirigeants, ou officiels russes. La société la plus touchée fut le groupe de production d’aluminium Rusal (7% de l’aluminium mondial) qui en a perdu 50% de sa capitalisation boursière, soit 3,5 milliards de dollars.
Le lundi suivant la Bourse de Moscou perdait 11% de sa valeur. Le rouble ne pouvait que suivre, en descendant à 1,4 cent US.
Les conséquences de cette situation
Après avoir baissé régulièrement ses taux d’intérêt, la Banque centrale russe a marqué une pose de six mois, et vient, après ce nouveau glissement du rouble, en septembre, de décider d’inverser sa politique et de procéder à une remontée de son taux de 25 points de base, à 7,5%.
Si une telle mesure est naturellement destinée à « envoyer un signal au marché », à savoir, la Banque centrale est prête à prendre les décisions nécessaires à la défense de sa monnaie, il n’en demeure pas moins que cela va à l’encontre de la politique économique visant à alléger le coût d’investissement, des entreprises, et des ménages. En outre, cette nouvelle baisse du rouble en 2018 va relancer l’inflation par la hausse des prix des produits importés, qui cette année devrait approcher les 4%. Ces difficultés économiques ont conduit le gouvernement russe a annoncé en septembre la révision à la baisse, à 1,3% seulement, du taux de croissance de l’économie pour 2019.
Enfin, au vu de ce panorama chiffré, il convient de réfléchir aux nombreux commentaires et déclarations qui considèrent les sanctions économiques internationales à l’encontre de la Russie comme inefficaces…
La situation de l’économie russe tend à démontrer le contraire, dans ses fondamentaux comme dans ses perspectives, surtout si l’on intègre la hausse régulière du prix du pétrole depuis maintenant plus d’un an. Il atteint même un niveau supérieur à 80 dollars, à cause des… sanctions américaines… contre l’Iran. Cette hausse inattendue donnera-t-elle quelques répits au rouble et à l’économie russe ?
Les sanctions contre les uns pourraient-elles profiter à d’autres ?